lundi 24 octobre 2022

WRITING INKTOBER - EPISODE 7 / "Quand la faim se réveille"

 Mot : COCHER

L'air est humide, à peine frais. Au loin, un lancinant brouhaha, répétitif, ponctué de cris d'oiseaux. Doucement, les sons se rapprochent, à mesure que Crystal refait surface. Sa conscience s'éveille peu à peu, au contact du sol. Du sable. Elle est allongée sur du sable, sec et fin. Autour d'elle, tout est légèrement brumeux et flou. Ou alors ses yeux peinent-ils à s'habituer, fragiles dans cette clarté diffuse. D'un geste hésitant, elle se passe la main sur le visage, se redresse et assise, cligne plusieurs fois des paupières avant de les rouvrir.
C'est l'aube au-dessus de l'horizon. La mer est encore noire, teintée d'éclats orangés là où naîtra d'ici peu un nouveau soleil. A sa droite, la digue tranche la plage pour plonger dans l'eau vingt mètres plus loin. De l'autre côté, un petit port de pêche, qu'elle devine grâce à la forêt de mats. Et elle est allongée contre un des rochers de la digue, surplombée par un parapet qui sépare le sable d'une piste cyclable.
Crystal reste plantée là un moment, étourdie. Que fait-elle là ? Comment est-elle arrivée là ? Lentement, les derniers souvenirs lui reviennent. La maison, les sables mouvants, le toit.
Le Corbeau.
Elle bondit, tourne sur elle plusieurs fois. Il n'est pas là. Si au début, Crystal s'en inquiète, elle l'admet rapidement, en fait c'est un soulagement. L'homme étrange la terrifie. Pourquoi l'a-t-il abandonnée ici ? C'est forcément lui. Cette nuit, sans savoir pourquoi, elle a perdu connaissance, des yeux inquiets tournés vers la mer. Pourquoi l'y avoir laissée, pour disparaître ensuite ?
Le temps passe et Crystal s'est assise au bord de l'eau. Maintenant le soleil est franc et rince la baie. Les immeubles, la route s'anime d'une vie agitée. La circulation est dense, la ville ronronne d'un vacarme perpétuel. Des gens vont et viennent sur les trottoirs. Crystal les a observés de loin, un moment, envieuse de leurs airs si occupés. Mais elle a finit par s'en désintéressée, consciente de ne pas l'être. Le décalage entre leurs vies remplies, sûrement faites d'objectifs et de projets, et son errance à elle, la mettait trop mal à l'aise. Scruter les nuages, leur donner un rôle imaginaire, puis vérifier, presque inconsciemment, qu'aucune silhouette de navire ne se découpe sur la ligne de fuite. Une occupation en soi, qui lui donne une contenance. Mais même la contemplation commence à faire monter en elle quelque chose qui l'agite. De l'ennui ? De l'agacement ? Les mots apparaissent au creux de son esprit, comme nouveaux, et pourtant, les uns après les autres, ils trouvent leur place. Crystal n'est plus une page blanche. Mais quel est son livre ? Non, son histoire ? Elle ferme les yeux, réfléchit, fort. Sa respiration ralentit, profonde. L'effort lui donne chaud, elle se mordille la lèvre, enfouit les doigts dans le sable.
Puis elle expire longuement, avec un grognement.
- Rien, soupire-t-elle. Et sa voix la fait sursauter.
Rien, répète-t-elle alors, pour s'habituer à elle-même. En secouant la tête, elle essuie ses mains sur ses cuisses. Son jogging est dans un état lamentable, raidi par la boue, noir plus que rouge. Et sans crier gare, du fond de son estomac jaillit une douleur inattendue, un grondement, comme des bulles qui remontent à la surface. Crystal se tient le ventre, surprise. Son corps parle. Il communique à nouveau. Et elle comprend, apprivoisant son propre langage.
- J'ai faim ! s'exclame-t-elle à mi-voix, avec un sourire satisfait. Alors la jeune femme se met debout, traverse la plage, et enjambe le parapet. Décidée à trouver de quoi se nourrir, elle se met en marche.


La ville n'est pas très grande, mais pour Crystal c'est un vrai labyrinthe. Où tout est une nouvelle distraction. Pendant un long moment, elle reste plantée sur un trottoir, fascinée par cet écran qui diffuse en boucle le même motif : une croix verte qui clignote. En-dessous, des gens entrent et sortent d'un bâtiment où une autre croix verte peinte sur la vitre indique la porte. Intriguée, Crystal suit une vieille dame. La vieille ne lui prête aucune attention, s'avance d'un pas incertain vers un comptoir, où une autre femme l'accueille avec le sourire. Elle lui lance un "bonjour Madame" jovial. Ses yeux marron en amande pétillent, et sa bouche bien charnue s'étire à nouveau, dévoilant de petites dents bien alignées. Ses cheveux d'un noir profond sont si lisses et si brillants qu'ils dessinent une auréole, sous l'éclairage des spots Pendant que les deux femmes discutent, Crystal regarde autour d'elle. Des grands rayons très éclairés, avec tout un tas de boîtes colorées. Elle s'approche, observe tout avec un grand intérêt. Tournant et retournant une boîte jaune et orange entre ses mains, elle cherche la signification des symboles dessus. La certitude d'avoir un jour su les déchiffrer la fait lever la boîte devant ses yeux, qu'elle plisse, sous l'effort de concentration. Sans bruit, sa bouche forme des sons. Elle souffle entre ses dents, suivant les symboles un à un du bout des doigts.
- D... do... dol...
Elle soupire, agacée.
- Doli... lip...lipr...
L'envie de jeter le carton contre un mur la saisit, mais elle se contient. La frustration est moins forte que le besoin de réussir. Les deux dames continuent de parler, tandis que celle aux cheveux noirs lit un papier à voix haute.
- Lire ! dit Crystal avec envie. Elle retourne à sa boîte. Debout en plein milieu de deux vastes rangées, elle continue à déchiffrer.
- Dolip... praaaan...e. Doliprane ! 
Le sourire de satisfaction illumine son visage. Ca y est, ça lui revient ! Pendant quelques minutes, elle s'amuse à tout lire. Les mots n'ont pas toujours un sens, mais lire lui insuffle de l'entrain, comme si elle reprenait un peu de contrôle.
Au bout d'un moment, son attention est attirée par la vieille dame. Elle part, un sachet plein de boîtes à la main, et l'autre femme a contourné le comptoir pour lui ouvrir la porte. Quand elle revient sur ses pas, Crystal se plante devant elle.
- Bonjour Madame ! fait-elle avec un signe de la main.
Elle attend, debout, mais la femme habillée d'une blouse blanche à manches courtes, ne lui répond pas. Elle ne la regarde même pas, affairée à ranger des feuilles, et fouiller dans des tiroirs. 
- Bonjour, Ma-dame ! répète Crystal, plus fort, les deux mains posées à plat sur le comptoir que l'autre a contourné. Sans succès. Vexée, elle lui fait un signe.
- Excusez-moi, mais vous pourriez quand même me...
La femme s'en va brusquement, et disparaît derrière une porte qu'elle claque.
-Mais ! Mais enfin ! Hé !
Interdite, Crystal se retient difficilement de la suivre, et d'exiger une réponse. On a pas idée d'ignorer à ce point les gens ! 
Elle pose les yeux sur sa tenue. Peut-être son état aura-t-il fait fuir la femme à la blouse. Oui, sûrement. Elle croit se souvenir que l'apparence peut pousser les gens à s'éviter les uns les autres. Mais c'est absurde ! Elle avait juste besoin d'aide !
Son estomac se manifeste à nouveau. Elle l'avait oublié et il n'est pas content. Au diable cet endroit, elle trouvera de l'aide ailleurs. 

Dans plusieurs commerces, -Crystal a compris qu'elle avait visité une pharmacie-, elle essaie de parler avec les visiteurs. Sans jamais obtenir de réponse. Elle est comme invisible. Ce qui n'était qu'une contrariété face à un individualisme certain, se mue rapidement en panique. Pourquoi tous agissent comme s'ils ne la voient pas ? Et si personne ne la voit, qu'est-elle devenue ?
Au coin d'un vieux bâtiment à trois étages, elle emprunte une ruelle pavée. Les mains enfoncées dans les poches de sa veste, elle lève à peine le nez sur les façades repeintes, toutes de couleurs vives, pour un ensemble festif. Des guirlandes de fanions font comme un plafond et ici, énormément de monde circule, dans les boutiques, à l'ombre des stores, et beaucoup portent un ou plusieurs sacs. Crystal remarque, avec inquiétude, que même si personne ne la regarde, les passants l'évitent, s'écartent instinctivement, avec de bref rictus de répulsion ou de crainte.
Les odeurs se succèdent autour d'elle, toutes aguicheuses. A des endroits, des files d'attente se forment devant des comptoirs d'où se dégagent des parfums qui lui tordent l'estomac. Ses yeux décortiquent ces bouches qui s'ouvrent, croquent, déchirent; ses joues gonflées et les mâchoires qui broient. La salive noie ses dents, et elle s'humecte les lèvres, sèches. Quand un homme d'une cinquantaine d'années passe à côté d'elle, aspirant à la paille un liquide brun d'un grand verre transparent, Crystal sent le désespoir poindre. Elle double les gens qui patientent devant un petit stand et pose ses deux mains sur le comptoir vitré.
- Bonjour ! s'exclame-t-elle. Pourriez-vous m...
- Charly ! Il manque deux portions de frites !
Le type est grand, assez maigre, probablement la trentaine, et malgré le bandana autour de sa tête, il sue à grosses gouttes. Il se tourne vers son collègue, derrière lui, qui s'affaire au-dessus d'une drôle de machine. Ils ne prennent pas attention à la rousse devant eux.
Elle se met sur la pointe des pieds.
- Hé ! Je vous parle ! Vous pouvez me répondre, non ?
Mais pas de réaction. Elle attend encore, observant le dénommé Charly jeter des patates dans la cuve en ébullition. Un fumet s'en dégage et lui soulève à nouveau l'estomac. Des frites. Le mot explose dans sa tête, en même temps que la salive envahit sa bouche. Frite. Friteuse.
La frustration monte aussi, en volutes. Quand Charly pose deux barquettes sur le comptoir, juste sous le nez de Crystal, elle craque. D'une main furtive, elle attrape l'une des barquettes. Ses doigts se referment sur une longue frite encore brûlante, et ses yeux se dilatent d'envie. Mais en une seconde, la frite noircit puis toutes les autres, avant se recouvrir de moisissure. Elle suspend son geste , bouche bée. Incrédule, elle fourrage dans la barquette, la fait tomber et saisit la seconde. Même phénomène, les frites noircissent et moisissent à la seconde où elle les touche. De rage, Crystal jette tout par terre en grognant. 
- Non mais c'est quoi ce délire ?
La voix du type derrière le comptoir fait sursauter Crystal. Elle s'attend à se faire tancer. 
- Charly, tu as fait tomber les frites ! s'écrie Bandana.
Charly lui répond sans se retourner.
- Mais non, je les ai posées sur le comptoir.
- Les barquettes sont tombées !
Le ton monte entre eux, avant que Charly, perplexe, baisse les bras et relance deux commandes pour apaiser son collègue. 
Crystal s'éloigne, d'abord à reculons, puis en courant. Ils ne l'ont pas regardée, personne ne l'a remarquée alors qu'elle piquait une crise. Elle trottine, perdue.

Un peu plus loin, sur un banc, un couple partage un repas. Des oeufs durs, dans une petite boîte bleue, des sandwiches. Crystal se faufile entre le bosquet et le banc, et glisse une main jusqu'à la boîte. Ses doigts tendus effleurent un œuf. Aussitôt, il noircit. Et à son contact tous les autres moisissent. L'homme n'a rien remarqué, et se sert. Mais une seconde après avoir mordu, il recrache sa bouchée avec une expression de dégoût.
- Ah ! Quelle horreur ! Ils sont pourris tes œufs !
Sa compagne penche la tête, dubitative.
- Mais non ! Je les ai achetés hier. Et je viens d'en manger un, il n'y avait pas de souci.
- Ils ont tourné, regarde. Ils sont tous noirs.
Crystal les scrute, recroquevillée, le cœur au bord des lèvres. La faim la tenaille avec d'autant plus de violence qu'elle comprend que manger lui semble interdit. En proie à une douleur qui lui vrille l'estomac, elle fuit. D'un pas mal assuré, elle court sans but, traverse plusieurs rues.

Au bout d'un moment, éperdue, Crystal s'adosse à un mur. Les immeubles ont défilé autour d'elle, sans qu'elle ait la moindre idée du quartier où elle se trouve Le goudron est fissuré, les pavés abîmés. Du linge pend aux fenêtres et les odeurs de nourriture - nouvelle bouffée de chaleur- ont laissé place aux effluves d'égouts. Ici le ciel est d'un bleu électrique, découpé aux ciseaux par les toits vieillis. Ici, on ne voit plus la mer.
Lentement, la jeune femme reprend son souffle. D'un geste mécanique, elle repousse les mèches de cheveux roux hirsutes qui encadrent sa mine très pâle. Le soleil ne chauffe pas. Elle a froid. Elle ne sait pas quoi faire, et une de ses pensées s'égare vers le Corbeau. La veste qu'il lui avait laissée n'était plus là à son réveil. Lui non plus d'ailleurs. Dans cet endroit inconnu, si déstabilisant, peut-être aurait-il mieux valu qu'il soit avec elle. Il semblait savoir beaucoup de choses. 
- Non !
Elle soupire, et la tête dans les mains, se laisse glisser le long du mur pour s'agenouiller. Ses pieds la font souffrir maintenant. Elle reste comme ça un moment, se rassemble peu à peu. Inspire, expirer en cherchant à se calmer. Il lui faut garder les idées claires. Et rester en mouvement. Traîner dans cette lumière oranger, enveloppée de conversations inaudibles, ça ne la rassure pas.
A nouveau, elle marche sans but, les mains dans les poches. Les portes cochères défilent, avant de tomber sur une cour ouverte sous un bâtiment. En l'empruntant, on débouche sur la rue parallèle. Crystal tourne. Dans l'ombre de la cour mal éclairée, elle découvre une exposition de grandes images en noir et blanc.  Lentement, elle observe chaque tirage, chaque détail. Pendant quelques minutes, regarder les photos l'apaisent. Presque à la sortie, dans un rayon de soleil, la dernière l'attire. Tout à coup fascinée, elle se fige. 
C'est un bateau en pleine tempête. Sa proue, une femme aux yeux bandés, pointe son visage vers le ciel et le navire tout entier semble sur le point de sombrer dans la mer démontée. Les nuages en fond sont énormes, épais, dans une multitude de nuances de gris et de noir. Et dans un faisceau de lumière blanche qui nimbe les voiles, un immense oiseau noir. Une silhouette qui se découpe sur fond de tempête, imperturbable dans le tumulte. Un corbeau.
Crystal recule, mal à l'aise.
Elle n'entend pas ce bruit, des claquements sourds et rythmés, qui viennent vers elle...


HISTOIRE A SUIVRE !

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Pour lire l'histoire depuis le début : 

EPISODE 1 : CRISTAL

EPISODE 2 : COSTUME

EPISODE 3 : NAVIRE - NOEUD - CORBEAU

EPISODE  4 : ESPRIT - VENTILATEUR - MONTRE - PRESSION

EPISODE 5  : CHOISIR - COLLE

EPISODED 6 : COINCER - ACIDE - TORTURE