lundi 30 janvier 2023

WRITING INKTOBER - EPISODE 8 : PAULO

MOTS : CASQUE -BOUSSOLE



Tout à coup, elle est avalée par une ombre intense. Elle tourne la tête dans un hoquet de panique ; le Corbeau l'a trouvée.
Mais c'est un cheval, haut et lourd, qui se braque devant elle. La découverte de l'animal, robuste et sombre, lui arrache un cri. Lui hennit, claque ses sabots sur les pavés, nerveux et agressif. Crystal saute maladroitement de côté pour l'éviter. En reculant, les jambes molles, elle trébuche et tombe durement.
- Hé ! Doucement ! Bijou !
Une voix de stentor retentit dans la rue.
- Tout doux, Bijou !
Le cheval stoppe, renâcle, incline la tête de gauche à droite violemment, avant de se calmer. Un vieil homme descend à toute vitesse de la calèche attelée. Des enfants y sont installés, qui regardent tout autour d'eux sans comprendre. D'abord le vieux cocher flatte l'encolure de l'animal, puis lui parle à voix basse, quelques secondes. Après ça, il réajuste son chapeau de feutre noir et se tourne vers Crystal. Un court instant, une grimace, une hésitation. Il remonte son pantalon de velours élimé, mal à l'aise. Sa bouche s'ouvre dans une longue inspiration. Puis il se décide et vient vers elle. Immobile, la jeune femme attend. Il ne devrait pas la voir et pourtant leurs yeux se rencontrent. A sa hauteur, il se penche et lui tend la main.
- Rien de cassé ? Demande-t-il d'une voix granuleuse.
Crystal remue les lèvres mais aucun son ne sort. Confuse, elle plisse le menton.
- Désolé pour la trouille. Bijou est une bonne jument, mais elle est encore impulsive parfois. Elle a son petit caractère, même quand on promène en ville. Vous êtes sûre que ça va ? Vous avez l'air secouée. Le vieux monsieur la scrute avec inquiétude. Elle arrive à bredouiller.
- N... non... Merc...i.
Ses mains pulsent et quand elle les ouvre devant elle, ses paumes sont écorchées.
- Ah minde ! Vous saignez !
Mais Crystal sourit. Oui, elle a mal. Elle saigne. Paradoxe étrange, c'est un fait qui la soulage, et l'ancre davantage dans la réalité. Et en plus, quelqu'un la voit et lui parle. Son air à la fois amusé et incrédule laisse le cocher perplexe. Il jauge ses passagers dans la calèche, qui l'ignorent joyeusement. 
- Ecoutez, lache-t-il enfin. Je dois finir la balade. Montez avec moi, je vous déposerai devant une pharmacie, pour qu'on soigne vos mains.
Un temps d'arrêt à l'examiner rapidement.
- Je paierai les soins bien sûr.
Crystal acquiesce, avec un grand sourire naïf. Son estomac gronde alors.
- J'ai faim ! s'exclame-t-elle sur un ton d'excuse.
Le cocher reste silencieux, ses yeux allant de la calèche à Crystal et sa tenue crottée, misérable. Il opine du chef.
- Grimpez avec moi, on va s'occuper de tout ça.
Il lui adresse un geste du menton et pendant qu'elle saute les deux marches pour s'assoier sur le banc, l'homme siffle entre ses dents.
- Allez, Bijou ! On y va !
Un petit coup sur la longe, et Bijou repart, lentement. Ses sabots claquent et résonnent en rythme sur le pavé. Les gamins derrière applaudissent, ravis. Tout en discutant de plus belle, tous se sont serrés au fond, loin du cocher.
Et de Crystal.

Les cahots de la route secouent parfois la calèche. Crystal dodeline doucement de la tête, et très vite, elle se laisse aller à une légère torpeur. Les rires des enfants à l'arrière, le soleil qui perce derrière les immeubles, la bercent. Le vieux cocher donne de temps en temps des directives au cheval, lance quelques blagues qui font ricaner les passagers. Mais c'est sur le claquement des sabots de Bijou que Crystal reste concentrée. Parce que dès que son esprit se libère, il retourne à la maison, puis au navire Et les questions qui flottent autour la font frissonner. Et le Corbeau. Le souvenir de ses yeux sombres suffit à la glacer.

- Vous avez froid ?
La voix près d'elle la fait redescendre. Elle ouvre les yeux et acquiesce en silence.
- C'est vrai que le fond de l'air est frais. On a une belle arrière-saison, mais ça y est, l'automne s'installe pour de bon. 
Le cocher annonce ça sur un ton enjoué. Crystal détourne le regard et étudie le nouveau décor qui défile autour d'elle.
Combien de temps a-t-elle somnolé ? La ville a laissé place à la forêt. Les arbres éparses forment maintenant un toit au-dessus de leur tête, comme un tunnel végétal derrière lequel apparaissent les façades de propriétés baignées de la lumière de fin de journée. A nouveau, les minutes, les heures ont défilé dans un sens qu'elle ne saisit pas. Elle perd le fil trop facilement, se sent perpétuellement perdue. Un coup d'oeil à l'arrière lui confirme que la calèche s'est vidée de ses passagers. Elle est seule avec le cocher. Et le cheval continue à marcher, imperturbable, sur un chemin de goudron grossier, bordé de clôtures. Ici, il règne un silence familier. Celui des lotissements, des habitations où tous se retrouvent en fin de journée, discutent, rient, préparent le dîner derrière les fenêtres closes. Un souvenir comme un éclair de couleurs, nostalgique, mais sans visages. Il pourrait aussi bien être une illusion, tant Crystal ne saisit pas son origine ni sa teneur. Fugace, le sentiment s'éteint et relance sa frustration. Elle expire fort, agacée. A côté d'elle, l'homme s'est mis à fredonner. Et le son de la mélodie crève le silence pour faire monter dans la lumière une mélancolie presque douloureuse.
- On est bientôt arrivés, finit-il par souffler. 
A la sortie du virage, il engage la calèche sur une piste de terre.
- Vous feriez mieux de descendre et de me suivre à pieds si vous ne voulez pas être secouée comme un prunier.
Crystal s'exécute maladroitement. Sans un mot, ses yeux fouillent les bois qui s'étendent tout autour d'elle. Le ciel bleu se teinte de violet et d'orange, sous les branches, les zones d'ombre s'étirent, les oiseaux à cette heure ne chantent plus. Les rayons de lumière mouchètent le sol de terre et de broussailles. Comme si le reste du monde s'était retiré, Crystal observe le silence, triste et léger en même temps, intruse dans le décor, incapable de décider quoi faire. Suivre l'inconnu qui lui a apporté son aide ? Où pourrait-elle bien aller. Elle lève ses mains blessées devant elle, puis, prise d'un doute, frotte la terre du bout de son pied. Pas de sables mouvants à l'horizon. Mais elle est en proie au doute. 
Le cheval a continué à avancer, et le cocher à siffloter. Aucun des deux ne s'est aperçu que Crystal est restée plantée au beau milieu du chemin. Le bruit de son estomac et la douleur du vide qui réclame la rappellent à l'ordre. D'abord manger, le reste viendra après.

Petit à petit se dessine la propriété. La distance entre les arbres s'étire, les espèces de chênes et de pins se dispersent jusqu'à laisser la place à des cyprès, des oliviers noueux et de gros mimosas. Une clôture en rondins trace la limite d'un jardin à l'herbe jaunie. Sous un poirier, une tente presque effondrée, un camion de pompier déteint. Un peu plus loin, une balançoire rouillée. La corde pend, piteuse, sans son assise. 
Le chemin se divise en deux. A gauche, une maison émerge derrière deux platanes. Sans étage, tout en pierre, elle dégage un certain charme, sans être particulièrement jolie. Sur le bord de chaque fenêtre, des géraniums rouge et rose apportent un peu de vie. A droite, le cocher engage Bijou et sa calèche vers la grange. Elle est plus grande que la maison, de guingois. Le vieux descend et, marchant d'un pas raide, tire le grand battant coulissant. Il prend le temps de détacher le harnais pour libérer Bijou. D'un geste lent et mesuré, il saisit sa longe et guide le cheval dans la grange. Crystal attend sans oser s'approcher. Elle reste seule dehors, et pendant un temps, c'est comme s'il n'existait plus qu'elle. Et les poules, qui se promènent à leur guise un peu partout. Une chèvre, qu'elle n'avait pas remarquée, tente une approche timide, à travers le grillage de son enclos. La jeune femme et l'animal se toisent, et quand Crystal tend la main doucement vers elle, la chèvre renifle ses doigts. Une seconde, elle se fige avant de secouer énergiquement la tête. Elle recule, cabre les pattes avant et s'éloigne précipitamment. Crystal a retiré sa main et a reculé, le coeur battant. 
Le ciel a changé de couleur, et la lumière baisse, rougeoyante.
- Demain, c'est Mistral !
La voix rocailleuse du cocher la fait sursauter. Il le remarque et lève les mains pour s'excuser; puis il pointe un doigt vers le haut. 
- Quand le ciel est aussi rouge au coucher du soleil, on dit que le lendemain il y aura du mistral.
Elle hausse les sourcils.
- Du vent, explique-t-il. Du vent à décorner les cocus !
Et l'homme rit en la rejoignant.
- Bref ! Suivez-moi, on va casser la croutte !
Il lui a proposé une chaise en plastique blanc, sur la terrasse devant la maison. L'homme s'est engouffré à l'intérieur et le temps qu'il revienne, le crépuscule a emporté avec lui les dernières couleurs. Le soir a éteint tous les bruits et dans l'obscurité qui entourent la maison, la vie s'est mise en veille. 
Le cocher s'appelle Paulo. Il le lui a dit juste avant d'aller chercher de quoi la soigner. Il lui a passé de la pommade, puis a collé des pansements, tout en lui expliquant qu'il vit là seul, depuis la mort de sa femme l'année dernière. Dans sa voix, Crystal a saisi combien la perte est douloureuse. Son coeur se serre en y pensant : existe-t-il quelque part quelqu'un dont le coeur se serre en pensant à elle ?
Son estomac gronde de nouveau et Crystal se plie en deux pour étouffer la douleur. Elle souffle lentement par la bouche avant de se redresser sur sa chaise. Ses yeux ne quittent plus la porte d'entrée ouverte sur le noir. Et si elle entre, pour chercher elle-même à manger ? Il est parti depuis longtemps. Mais peut-être pas autant qu'elle ne le croit. Le temps s'écoule comme de l'eau entre les doigts, tout lui échappe.
Mais Paulo émerge, alors que tout son corps se tend pour se lever. Il a un plateau dans les mains. Elle le fixe avec méfiance avant d'aviser une grande bouteille verte. Des gouttes de condensation coulent le long du verre. Rien que ça suffit à la calmer. Sa bouche, sèche jusque-là, s'ouvre avec envie.
Quand Paulo pose le plateau devant elle, la bouteille et les verres s'entrechoquent et teintent joyeusement. Les mains crispées sur les accoudoirs de la chaise, Crystal avise des cacahuètes dans un grand bol. Au milieu d'une assiette, un sandwich de belle taille, coupé en deux triangles parfaits. Crystal sent tous les muscles de sa mâchoire tressauter. Et tandis que son hôte verse l'eau dans le verre, elle louche presque sur les bulles de gaz qui grimpent en volutes et pétillent à la surface. 
D'un geste sec et avide, elle s'en empare sans ciller et le porte à ses lèvres. Mais au moment de boire, elle suspend son geste. Au fond de son ventre, un éclair d'adrénaline la paralyse et le doute lui donne des vapeurs. Les frites, les oeufs, tout ce qu'elle a touché en ville a moisi sur-le-champ. Si l'eau croupit, elle en perdra la raison, c'est sûr. 
- Quelque chose ne va pas ? s'inquiète Paulo, voyant la jeune femme figée en plein mouvement. Vous n'aimez pas le Perrier ?
De peur que le goût ne change avant qu'elle ne goutte, Crystal avale tout d'un coup, par grandes gorgées.
- Doucement, ça va vous ressortir par le nez !
Elle s'arrête net. Les bulles lui piquent le nez, les larmes lui montent aux yeux. Sur sa langue, qu'elle tourne plusieurs fois dans sa bouche, pas de goût particulier. Juste la sensation de picotements dans les narines. Elle tend le verre avec un sourire timide ?
- Encore ?
Il la resserre avec un ricanement amusé. 
- Vous allez roter toute la soirée !
Crystal vide le verre d'une traite, met un doigt sur sa bouche quand elle manque d'avaler de travers. Son nez pétille presque, ça la fait rire. les lèvres entrouvertes, un rot lui échappe, qui la surprend elle-même. Gênée, elle glisse un oeil vers Paulo, qui éclate de rire. 
- Mes enfants adoraient faire ça. Un véritable concours de rots. Ce n'est pas ce qu'il ya de plus chic, mais ça reste des gosses.
Il attrape un sandwich et le lui tend.
- Tenez, je vous ai préparé un petit casse-croûte. Je ne sais pas si vous êtes du genre végétarienne, mais dans l'état où vous êtes, un peu de jambon ne vous fera pas de mal. Et le fromage, c'est du bon, vous allez voir !
Ses dents déchirent le pain, croquent dans le jambon et le fromage. C'est une explosion de saveurs sous son crâne, qui iradient dans sa bouche. Une onde de chaleur redescend jusque dans ses jambes. Pour la première depuis son éveil, son estomac s'apaise. Ses yeux sont fermés si fort qu'elle voit des milliers de points multicolores. La barrière retient des larmes qui n'ont rien à voir avec les bulles du Perrier. Sa faim dévorante l'épuisait, manger lui apporte une chaleur qui la réconforte. 
Les deux sandwiches avalés, elle s'empare des cacahuètes. Le tout rincé de gorgées d'eau pétillante. 

A plusieurs reprises, Paulo s'amuse de la voir tout engloutir, et ne touche pas au plateau; Il va même chercher le paquet de cacahuètes, auquel Crystal fait un sort en un rien de temps. 

Paulo ne parle plus. Ses yeux fouillent l'obscurité tandis que ses mains jouent distraitement avec son briquet. Sa cigarette dessine des volutes sensuelles au-dessus de lui. Crystal est repue. Ses sens s'émoussent à mesure qu'elle glisse dans une torpeur bienvenue. De nouveau, ses pensées dérivent, et dans le ressac oscillent doucement vers le navire. Les nuagess noirs gorgés d'eau, le vent froid, le bois sombre du pont, les embruns. Et loin là-haut, formant des larges cercles au-dessus de sa tête, le Corbeau. Il la cherche.
La certitude d'avoir le Corbeau aux trousses l'électrise et elle reprend conscience en sursautant.

HISTOIRE A SUIVRE !

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L'histoire vous a plu ? N'hésitez pas à me laisser un petit commentaire, ça fait toujours plaisir !

Pour lire l'histoire depuis le début : 

EPISODE 1 : CRISTAL

EPISODE 2 : COSTUME

EPISODE 3 : NAVIRE - NOEUD - CORBEAU

EPISODE  4 : ESPRIT - VENTILATEUR - MONTRE - PRESSION

EPISODE 5  : CHOISIR - COLLE

EPISODED 6 : COINCER - ACIDE - TORTURE

EPISODE 7 : COCHER

lundi 24 octobre 2022

WRITING INKTOBER - EPISODE 7 / "Quand la faim se réveille"

 Mot : COCHER

L'air est humide, à peine frais. Au loin, un lancinant brouhaha, répétitif, ponctué de cris d'oiseaux. Doucement, les sons se rapprochent, à mesure que Crystal refait surface. Sa conscience s'éveille peu à peu, au contact du sol. Du sable. Elle est allongée sur du sable, sec et fin. Autour d'elle, tout est légèrement brumeux et flou. Ou alors ses yeux peinent-ils à s'habituer, fragiles dans cette clarté diffuse. D'un geste hésitant, elle se passe la main sur le visage, se redresse et assise, cligne plusieurs fois des paupières avant de les rouvrir.
C'est l'aube au-dessus de l'horizon. La mer est encore noire, teintée d'éclats orangés là où naîtra d'ici peu un nouveau soleil. A sa droite, la digue tranche la plage pour plonger dans l'eau vingt mètres plus loin. De l'autre côté, un petit port de pêche, qu'elle devine grâce à la forêt de mats. Et elle est allongée contre un des rochers de la digue, surplombée par un parapet qui sépare le sable d'une piste cyclable.
Crystal reste plantée là un moment, étourdie. Que fait-elle là ? Comment est-elle arrivée là ? Lentement, les derniers souvenirs lui reviennent. La maison, les sables mouvants, le toit.
Le Corbeau.
Elle bondit, tourne sur elle plusieurs fois. Il n'est pas là. Si au début, Crystal s'en inquiète, elle l'admet rapidement, en fait c'est un soulagement. L'homme étrange la terrifie. Pourquoi l'a-t-il abandonnée ici ? C'est forcément lui. Cette nuit, sans savoir pourquoi, elle a perdu connaissance, des yeux inquiets tournés vers la mer. Pourquoi l'y avoir laissée, pour disparaître ensuite ?
Le temps passe et Crystal s'est assise au bord de l'eau. Maintenant le soleil est franc et rince la baie. Les immeubles, la route s'anime d'une vie agitée. La circulation est dense, la ville ronronne d'un vacarme perpétuel. Des gens vont et viennent sur les trottoirs. Crystal les a observés de loin, un moment, envieuse de leurs airs si occupés. Mais elle a finit par s'en désintéressée, consciente de ne pas l'être. Le décalage entre leurs vies remplies, sûrement faites d'objectifs et de projets, et son errance à elle, la mettait trop mal à l'aise. Scruter les nuages, leur donner un rôle imaginaire, puis vérifier, presque inconsciemment, qu'aucune silhouette de navire ne se découpe sur la ligne de fuite. Une occupation en soi, qui lui donne une contenance. Mais même la contemplation commence à faire monter en elle quelque chose qui l'agite. De l'ennui ? De l'agacement ? Les mots apparaissent au creux de son esprit, comme nouveaux, et pourtant, les uns après les autres, ils trouvent leur place. Crystal n'est plus une page blanche. Mais quel est son livre ? Non, son histoire ? Elle ferme les yeux, réfléchit, fort. Sa respiration ralentit, profonde. L'effort lui donne chaud, elle se mordille la lèvre, enfouit les doigts dans le sable.
Puis elle expire longuement, avec un grognement.
- Rien, soupire-t-elle. Et sa voix la fait sursauter.
Rien, répète-t-elle alors, pour s'habituer à elle-même. En secouant la tête, elle essuie ses mains sur ses cuisses. Son jogging est dans un état lamentable, raidi par la boue, noir plus que rouge. Et sans crier gare, du fond de son estomac jaillit une douleur inattendue, un grondement, comme des bulles qui remontent à la surface. Crystal se tient le ventre, surprise. Son corps parle. Il communique à nouveau. Et elle comprend, apprivoisant son propre langage.
- J'ai faim ! s'exclame-t-elle à mi-voix, avec un sourire satisfait. Alors la jeune femme se met debout, traverse la plage, et enjambe le parapet. Décidée à trouver de quoi se nourrir, elle se met en marche.


La ville n'est pas très grande, mais pour Crystal c'est un vrai labyrinthe. Où tout est une nouvelle distraction. Pendant un long moment, elle reste plantée sur un trottoir, fascinée par cet écran qui diffuse en boucle le même motif : une croix verte qui clignote. En-dessous, des gens entrent et sortent d'un bâtiment où une autre croix verte peinte sur la vitre indique la porte. Intriguée, Crystal suit une vieille dame. La vieille ne lui prête aucune attention, s'avance d'un pas incertain vers un comptoir, où une autre femme l'accueille avec le sourire. Elle lui lance un "bonjour Madame" jovial. Ses yeux marron en amande pétillent, et sa bouche bien charnue s'étire à nouveau, dévoilant de petites dents bien alignées. Ses cheveux d'un noir profond sont si lisses et si brillants qu'ils dessinent une auréole, sous l'éclairage des spots Pendant que les deux femmes discutent, Crystal regarde autour d'elle. Des grands rayons très éclairés, avec tout un tas de boîtes colorées. Elle s'approche, observe tout avec un grand intérêt. Tournant et retournant une boîte jaune et orange entre ses mains, elle cherche la signification des symboles dessus. La certitude d'avoir un jour su les déchiffrer la fait lever la boîte devant ses yeux, qu'elle plisse, sous l'effort de concentration. Sans bruit, sa bouche forme des sons. Elle souffle entre ses dents, suivant les symboles un à un du bout des doigts.
- D... do... dol...
Elle soupire, agacée.
- Doli... lip...lipr...
L'envie de jeter le carton contre un mur la saisit, mais elle se contient. La frustration est moins forte que le besoin de réussir. Les deux dames continuent de parler, tandis que celle aux cheveux noirs lit un papier à voix haute.
- Lire ! dit Crystal avec envie. Elle retourne à sa boîte. Debout en plein milieu de deux vastes rangées, elle continue à déchiffrer.
- Dolip... praaaan...e. Doliprane ! 
Le sourire de satisfaction illumine son visage. Ca y est, ça lui revient ! Pendant quelques minutes, elle s'amuse à tout lire. Les mots n'ont pas toujours un sens, mais lire lui insuffle de l'entrain, comme si elle reprenait un peu de contrôle.
Au bout d'un moment, son attention est attirée par la vieille dame. Elle part, un sachet plein de boîtes à la main, et l'autre femme a contourné le comptoir pour lui ouvrir la porte. Quand elle revient sur ses pas, Crystal se plante devant elle.
- Bonjour Madame ! fait-elle avec un signe de la main.
Elle attend, debout, mais la femme habillée d'une blouse blanche à manches courtes, ne lui répond pas. Elle ne la regarde même pas, affairée à ranger des feuilles, et fouiller dans des tiroirs. 
- Bonjour, Ma-dame ! répète Crystal, plus fort, les deux mains posées à plat sur le comptoir que l'autre a contourné. Sans succès. Vexée, elle lui fait un signe.
- Excusez-moi, mais vous pourriez quand même me...
La femme s'en va brusquement, et disparaît derrière une porte qu'elle claque.
-Mais ! Mais enfin ! Hé !
Interdite, Crystal se retient difficilement de la suivre, et d'exiger une réponse. On a pas idée d'ignorer à ce point les gens ! 
Elle pose les yeux sur sa tenue. Peut-être son état aura-t-il fait fuir la femme à la blouse. Oui, sûrement. Elle croit se souvenir que l'apparence peut pousser les gens à s'éviter les uns les autres. Mais c'est absurde ! Elle avait juste besoin d'aide !
Son estomac se manifeste à nouveau. Elle l'avait oublié et il n'est pas content. Au diable cet endroit, elle trouvera de l'aide ailleurs. 

Dans plusieurs commerces, -Crystal a compris qu'elle avait visité une pharmacie-, elle essaie de parler avec les visiteurs. Sans jamais obtenir de réponse. Elle est comme invisible. Ce qui n'était qu'une contrariété face à un individualisme certain, se mue rapidement en panique. Pourquoi tous agissent comme s'ils ne la voient pas ? Et si personne ne la voit, qu'est-elle devenue ?
Au coin d'un vieux bâtiment à trois étages, elle emprunte une ruelle pavée. Les mains enfoncées dans les poches de sa veste, elle lève à peine le nez sur les façades repeintes, toutes de couleurs vives, pour un ensemble festif. Des guirlandes de fanions font comme un plafond et ici, énormément de monde circule, dans les boutiques, à l'ombre des stores, et beaucoup portent un ou plusieurs sacs. Crystal remarque, avec inquiétude, que même si personne ne la regarde, les passants l'évitent, s'écartent instinctivement, avec de bref rictus de répulsion ou de crainte.
Les odeurs se succèdent autour d'elle, toutes aguicheuses. A des endroits, des files d'attente se forment devant des comptoirs d'où se dégagent des parfums qui lui tordent l'estomac. Ses yeux décortiquent ces bouches qui s'ouvrent, croquent, déchirent; ses joues gonflées et les mâchoires qui broient. La salive noie ses dents, et elle s'humecte les lèvres, sèches. Quand un homme d'une cinquantaine d'années passe à côté d'elle, aspirant à la paille un liquide brun d'un grand verre transparent, Crystal sent le désespoir poindre. Elle double les gens qui patientent devant un petit stand et pose ses deux mains sur le comptoir vitré.
- Bonjour ! s'exclame-t-elle. Pourriez-vous m...
- Charly ! Il manque deux portions de frites !
Le type est grand, assez maigre, probablement la trentaine, et malgré le bandana autour de sa tête, il sue à grosses gouttes. Il se tourne vers son collègue, derrière lui, qui s'affaire au-dessus d'une drôle de machine. Ils ne prennent pas attention à la rousse devant eux.
Elle se met sur la pointe des pieds.
- Hé ! Je vous parle ! Vous pouvez me répondre, non ?
Mais pas de réaction. Elle attend encore, observant le dénommé Charly jeter des patates dans la cuve en ébullition. Un fumet s'en dégage et lui soulève à nouveau l'estomac. Des frites. Le mot explose dans sa tête, en même temps que la salive envahit sa bouche. Frite. Friteuse.
La frustration monte aussi, en volutes. Quand Charly pose deux barquettes sur le comptoir, juste sous le nez de Crystal, elle craque. D'une main furtive, elle attrape l'une des barquettes. Ses doigts se referment sur une longue frite encore brûlante, et ses yeux se dilatent d'envie. Mais en une seconde, la frite noircit puis toutes les autres, avant se recouvrir de moisissure. Elle suspend son geste , bouche bée. Incrédule, elle fourrage dans la barquette, la fait tomber et saisit la seconde. Même phénomène, les frites noircissent et moisissent à la seconde où elle les touche. De rage, Crystal jette tout par terre en grognant. 
- Non mais c'est quoi ce délire ?
La voix du type derrière le comptoir fait sursauter Crystal. Elle s'attend à se faire tancer. 
- Charly, tu as fait tomber les frites ! s'écrie Bandana.
Charly lui répond sans se retourner.
- Mais non, je les ai posées sur le comptoir.
- Les barquettes sont tombées !
Le ton monte entre eux, avant que Charly, perplexe, baisse les bras et relance deux commandes pour apaiser son collègue. 
Crystal s'éloigne, d'abord à reculons, puis en courant. Ils ne l'ont pas regardée, personne ne l'a remarquée alors qu'elle piquait une crise. Elle trottine, perdue.

Un peu plus loin, sur un banc, un couple partage un repas. Des oeufs durs, dans une petite boîte bleue, des sandwiches. Crystal se faufile entre le bosquet et le banc, et glisse une main jusqu'à la boîte. Ses doigts tendus effleurent un œuf. Aussitôt, il noircit. Et à son contact tous les autres moisissent. L'homme n'a rien remarqué, et se sert. Mais une seconde après avoir mordu, il recrache sa bouchée avec une expression de dégoût.
- Ah ! Quelle horreur ! Ils sont pourris tes œufs !
Sa compagne penche la tête, dubitative.
- Mais non ! Je les ai achetés hier. Et je viens d'en manger un, il n'y avait pas de souci.
- Ils ont tourné, regarde. Ils sont tous noirs.
Crystal les scrute, recroquevillée, le cœur au bord des lèvres. La faim la tenaille avec d'autant plus de violence qu'elle comprend que manger lui semble interdit. En proie à une douleur qui lui vrille l'estomac, elle fuit. D'un pas mal assuré, elle court sans but, traverse plusieurs rues.

Au bout d'un moment, éperdue, Crystal s'adosse à un mur. Les immeubles ont défilé autour d'elle, sans qu'elle ait la moindre idée du quartier où elle se trouve Le goudron est fissuré, les pavés abîmés. Du linge pend aux fenêtres et les odeurs de nourriture - nouvelle bouffée de chaleur- ont laissé place aux effluves d'égouts. Ici le ciel est d'un bleu électrique, découpé aux ciseaux par les toits vieillis. Ici, on ne voit plus la mer.
Lentement, la jeune femme reprend son souffle. D'un geste mécanique, elle repousse les mèches de cheveux roux hirsutes qui encadrent sa mine très pâle. Le soleil ne chauffe pas. Elle a froid. Elle ne sait pas quoi faire, et une de ses pensées s'égare vers le Corbeau. La veste qu'il lui avait laissée n'était plus là à son réveil. Lui non plus d'ailleurs. Dans cet endroit inconnu, si déstabilisant, peut-être aurait-il mieux valu qu'il soit avec elle. Il semblait savoir beaucoup de choses. 
- Non !
Elle soupire, et la tête dans les mains, se laisse glisser le long du mur pour s'agenouiller. Ses pieds la font souffrir maintenant. Elle reste comme ça un moment, se rassemble peu à peu. Inspire, expirer en cherchant à se calmer. Il lui faut garder les idées claires. Et rester en mouvement. Traîner dans cette lumière oranger, enveloppée de conversations inaudibles, ça ne la rassure pas.
A nouveau, elle marche sans but, les mains dans les poches. Les portes cochères défilent, avant de tomber sur une cour ouverte sous un bâtiment. En l'empruntant, on débouche sur la rue parallèle. Crystal tourne. Dans l'ombre de la cour mal éclairée, elle découvre une exposition de grandes images en noir et blanc.  Lentement, elle observe chaque tirage, chaque détail. Pendant quelques minutes, regarder les photos l'apaisent. Presque à la sortie, dans un rayon de soleil, la dernière l'attire. Tout à coup fascinée, elle se fige. 
C'est un bateau en pleine tempête. Sa proue, une femme aux yeux bandés, pointe son visage vers le ciel et le navire tout entier semble sur le point de sombrer dans la mer démontée. Les nuages en fond sont énormes, épais, dans une multitude de nuances de gris et de noir. Et dans un faisceau de lumière blanche qui nimbe les voiles, un immense oiseau noir. Une silhouette qui se découpe sur fond de tempête, imperturbable dans le tumulte. Un corbeau.
Crystal recule, mal à l'aise.
Elle n'entend pas ce bruit, des claquements sourds et rythmés, qui viennent vers elle...


HISTOIRE A SUIVRE !

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Pour lire l'histoire depuis le début : 

EPISODE 1 : CRISTAL

EPISODE 2 : COSTUME

EPISODE 3 : NAVIRE - NOEUD - CORBEAU

EPISODE  4 : ESPRIT - VENTILATEUR - MONTRE - PRESSION

EPISODE 5  : CHOISIR - COLLE

EPISODED 6 : COINCER - ACIDE - TORTURE

lundi 5 septembre 2022

WRITING INKTOBER - EPISODE 6

 MOT : COINCER - ACIDE - TOITURE


Elle marche depuis des heures. Le silence dort au-dessus de  la ville. Un camion anonyme traverse une avenue, et si un véhicule passe près d'elle, Crystal se cache, apeurée. Elle a écumé les lotissements, en vain. Maintenant, elle a choisi une petite route goudronnée qui sillonne entre des maisons de plus en plus éloignées les unes des autres, à l'assaut d'une colline. Elle longe des vignes et des vergers. Loin en contrebas, elle devine la mer. Une vaste étendue noire, qui absorbe toute lumière. Crystal marque un temps d'arrêt et regarde en arrière. On ne peut pas apercevoir la ligne d'horizon, mais on devine les plages qui grignotent la ville. Elle soupire, épuisée. Des cris de mouettes, au loin, la font régulièrement sursauter et la pousse à accélérer le pas, avec le sentiment d'être une bête traquée. 
Une impasse se dessine sur sa droite, qui vient couper la route en deux voies. Dans un dernier effort, avec un brin d'espoir, Crystal tourne à droite. Le chemin est en terre battue au bout de quelques mètres, là où le seul lampadaire de la rue cesse de déverser ses lueurs orange. Ce n'est plus qu'un tunnel d'obscurité, ponctué de toits sombres. Crystal déglutit, hésitante. Elle envisage de passer le reste de la nuit à l'abri sous la lumière. Mais le Corbeau n'est sûrement pas loin, elle ferait une proie facile. Et il lui faut trouver son foyer. C'est un besoin presque vital. En marchant, elle observe autour d'elle. Très vite, elle réalise que ses yeux se sont habitués, elle distingue mieux les détails. Le ciel s'est dégagé, une lune ovale dispense un peu de clarté, et vient découper à la serpe un décor en clair-obscur. 

Tout à coup, ça lui revient. Crystal a déjà marché par ici. Les cailloux qui roulent sous ses baskets, les fils électriques qui relient les poteaux en béton, le long des clôtures de droite. Jusqu'au bout du chemin. Quelque part par ici, il y a une piscine, surplombée d'un petit jacuzzi en pierres bleues. La terrasse qui y fait face ouvre sur une façade principale de la maison, abritée sous une tonnelle en fer forgé. C'est ici, Crystal en est sûre. Sa maison. Elle accélère. L'impasse s'achève sur un grand portail noir. On devine le dense feuillage d'un olivier taillé en boule et derrière lui deux grandes fenêtres à l'étage. Celle de gauche, c'est celle de sa chambre. Soulagement mêlé d'une douleur sourde. Ce besoin de se sentir en sécurité dans sa bulle est si fort qu'il l'étouffe. Elle se précipite sur la poignée, la tourne. C'est fermé à clé. Elle s'acharne un instant, alors que ses yeux débordent de larmes. Errer dans la ville, porter en elle cette douleur insupportable, ces questions sans réponse, la fuite en avant, le Corbeau, le bateau... pour arriver à cette porte qui lui refuse l'accès à ce qu'elle recherche désespérément. Crystal ne l'accepte pas. Hystérique, elle secoue la poignée comme une forcenée, hurle et donne des coups de pied sur la toile. Le bruit est terrible, il résonne jusque loin dans la nuit. Tant pis, que quelqu'un allume des lumières, qu'on vienne la voir, la folle rousse, perdue aux portes de chez elle.

Elle pleure, appuyée contre le portail, avant de se laisser glisser au sol, le visage dans ses mains. Il lui faut quelques minutes pour éteindre le feu qui brûle dans sa gorge. Inspirant doucement, elle expire longuement, relève la tête vers le ciel. Son calme est revenu. En surface. Elle se redresse, face à la clôture. Sur la gauche, le mur crépis d'orange descend et forme une vague, avant d'être grignoté par les lauriers au-dessus. Juste là, il y a un petit espace entre le portail et le mur. Elle pose un pied sur le gros gond et se hisse sur le dessus. Agile, elle enjambe la paroi et se laisse tomber de l'autre côté. Ce n'était pas si compliqué. Dans le jardin, elle se retrouve sur la pelouse, au pied de l'olivier. Près d'elle, la piscine s'étend, avec à son flanc, le jacuzzi. Derrière le portail, une allée de graviers mène à la terrasse, coupé par deux piliers. De grands rosiers grimpent à l'assaut de la tonnelle. La jeune femme avance sur le pelouse, emprunte un petit sentier de pierres de taille, jusqu'à la terrasse. Alors qu'elle scrute les fenêtres de l'étage, un mouvement la surprend. Une ondulation sous ses pieds. D'abord imperceptible. Puis assez forte pour manquer de perdre l'équilibre. Elle écarte les bras, tente de se rattraper, mais le sol remue et elle trébuche. Sa main agrippe un rosier. Les épines lui déchirent la paume, les joues. Elle crie. La piscine, la pelouse, les graviers, tout gondole, comme si le sol n'était fait que d'un vaste trompe l'œil peint à la surface de l'eau. Ses pieds s'enfoncent, absorbés par le décor. Des sables mouvants ! Aussi absurde que le répète une voix dans sa tête, le sol la dévore. Crystal se débat de toutes ses forces, mais très vite, elle est immergée jusqu'à la taille dans une gadoue presque compacte. Ca colle, et elle dérape dans un concert de bruits de succion écœurants. Chaque mouvement est un combat, et quelque part au fond d'elle monte un cri qui ne lui appartient pas. "Artax !" Et la peur l'envahit à nouveau, la figeant sur place. La boue acide lui entre dans la bouche, tandis qu'elle essaie d'aspirer de l'air à grandes goulées. Elle recrache, tousse, gémit en tentant de surnager, d'attraper ce qu'elle peut. La maison la surplombe de si haut, un juge impartial qui l'étudie en silence. Le sol entier fait comme un tourbillon maintenant, l'emporte au fond de lui. Dans une dernière tentative, elle manque de peu le tronc d'un autre rosier. Son bras s'embourbe et elle sombre, dans un mélange de cris et de gargouillis.

C'est donc la fin. A quoi bon cet éveil, pour retourner dans les ténèbres. Sans l'ombre d'une réponse. Au-dessus d'elle, les étoiles brillent, indifférentes au spectacle. L'espace d'une seconde, une ombre les dissimule. La jeune femme tend sa main libre vers elles et ferme les yeux. Elle capitule.

Quelque chose enserre ses doigts. Une poigne forte, assurée, qui tout à coup tire. Doucement d'abord, puis par à-coups de plus en plus forts. La douleur lui vrille la nuque. Crystal se sent déchirée, piégée dans une boue infâme qui ne veut pas la libérer. Mais la serre qui retient sa main tire, et une autre lui attrape le  bras. Violemment, elle est extirpée du sol. Quand son autre bras est dégagé, elle lève la tête et saisit les poignets qui cherchent à la sauver. Emportés dans l'élan, avec un dernier bruit d'aspiration, Crystal part en arrière. Elle ouvre les yeux. Un grognement à son oreille, un souffle chaud dans sa nuque. Soudain, elle est à plusieurs mètres au-dessus du sol, et deux bras lui enserrent la taille. Sous ses chaussures transformées en buches de boue informes, le sol a repris une apparence insoupçonnable. Une piscine entourée de pelouse, une belle allée de graviers coupée par un muret et deux piliers. Des sables mouvants fous, qu'elle pourrait penser avoir rêvés, si Crystal n'était pas entièrement recouverte de gadoue. Son coeur bat encore dans ses oreilles, ses jambes tressautent, et ses bras lui font mal. Le paysage défile, tandis qu'on la porte comme un paquet de linge sale. Elle se débattrait bien pour qu'on la lâche, mais l'idée de retomber dans un de ces pièges surréalistes lui fait tenir sa langue. Au bout d'un moment, la brise la glace, et elle grelotte. Sans s'en rendre compte, elle gémit. Et soudain, elle sent un choc sous ses pieds.

On la pose, sur le toit d'une maison. Dès qu'elle retrouve l'équilibre, Crystal s'éloigne sur les tuiles, et se retourne. Devant elle se redresse l'homme corbeau. Il la fixe et son regard n'est pas amène.
Il semble essoufflé, agacé. Sur ses vêtements, et ses ailes noires, des tâches de boue. Crystal se laisse tomber doucement, épuisée, sans le quitter des yeux. Le voyage lui a retourné l'estomac. Le froid la transperce, tandis qu'elle se recroqueville et croise ses bras serrés contre sa poitrine. Elle essaie de ne pas claquer des dents alors toute sa mâchoire tressaute, et la boue séchée lui tire le visage. Reprenant son souffle, elle jette des coups d'œil inquiets autour d'elle. Au loin, des chiens se répondent, et l'atmosphère prend une tournure lugubre. Toujours tremblante, et pour se donner contenance, elle s'essuie le visage, balayer les morceaux de terre figée sur son pantalon. Sa respiration est hachée, et son esprit lutte pour garder un semblant de cohésion. Des images fusent dans tous les sens sous son crâne, sans comprendre ce qui vient de se passer. Était-ce une illusion ? Et si ça n'en était pas une, comment l'interpréter ? Depuis son éveil, elle n'a rien vu de tel. Pourquoi justement chez elle ? Dans sa maison ! Son foyer. Le seul endroit où elle pensait être en sécurité. La jeune femme soupire, accablée. Elle qui croyait pouvoir se reposer, la voilà tout à coup totalement seule. Rien ne peut la protéger, et sa maison, elle le comprend alors, lui refuse l'accès. Sans pouvoir expliquer comment cela peut être possible, elle sait que rentrer dans sa maison ne lui ai plus autorisé.
D'avant en arrière, elle se balance pour se réchauffer. Un bruit sec juste à côté d'elle la fait bondir. En une seconde, Crystal est accroupie, prête à détaler. Une masse informe vient de s'échouer à ses pieds. Le temps de saisir ce que c'est, elle s'est relevée, et recule, oubliant l'espace d'une seconde, qu'elle est sur un toit. La tuile cède sous elle, et elle part à la renverse. Son corps bascule dans le vide et elle agite les bras pour retrouver son équilibre. Penchée à l'oblique, elle voit le jardinet en contrebas, avec une rangée de lavandes, un petit carré de pelouse qui, elle le jurerait, s'est mis à onduler. Sa bouche s'ouvre sur un cri, interrompu par la poigne ferme du corbeau. Négligemment, il l'attire vers lui d'un geste sec. Plaquée tout à coup contre lui, le sang aux tempes, ses pieds glissent sur les tuiles avant de reprendre l'équilibre. Sa tête posée sur son torse, ses cheveux roux emmêlés devant le visage, Crystal ne bouge plus. Il lui tient toujours le poignet, et attentive, elle sent son souffle dans son cou. Puis elle s'écarte, lentement, sans oser trop s'éloigner. Le Corbeau la terrifie, mais il lui a sauvé deux fois la vie en peu de temps. Il ne faudrait pas provoquer l'adage, "jamais deux sans trois".
- Merci, souffle-t-elle. Ses yeux vont du jardinet au Corbeau.
- La veste.
La voix est basse, profonde.
- Qu... quoi ?
- La veste.
Elle est pétrifiée. Chaque mot est découpé à la hache, et empli Crystal d'une crainte sourde. Piquée d'un brin de curiosité. Elle tourne lentement la tête vers le tas qui l'a fait sursauter. Le Corbeau lui fait un bref signe du menton. Ce qu'il a jeté et qui a manqué de la faire tomber du toit, c'est une simple veste noire. La jeune femme pousse un soupir à la fois surpris et gêné.
- Ah.
Elle se baisse pour la ramasser et la lui tend. Le vêtement est trop long, trop grand mais il est encore chaud. L'homme la toise, et lui adresse à nouveau un signe de tête.
- C'est... c'est pour moi ?... Merci.
De crainte qu'il change d'avis, Crystal l'enfile, et la referme autour d'elle, appréciant la chaleur qui l'entoure. 
- Dites, on ne pourrait pas descendre, maintenant ? Demande-t-elle après quelques minutes.
Le Corbeau détourne le visage vers le ciel. Plus un mot ne sort de sa bouche serrée. Crystal s'agenouille pour attendre. Mais après un moment, elle ne tient plus en place. Il lui tourne carrément le dos maintenant, ses ailes noires lovées autour de lui.
- Excusez-moi, je vous parle. Je vous demande si on peut descendre
Pas de réponse.
L'énervement prend le pas à nouveau sur la peur. Ce toit la rend dingue, et tout bien réfléchis, même s'il lui a sauvé la vie, elle n'a pas à obéir au Corbeau. Si elle veut descendre, elle peut le faire. Non ?
- Oh et puis zut, râle-t-elle. Je ne sais peut-être pas voler, mais je peux me débrouiller.
La jeune femme avise le bord du toit et la gouttière. Il suffit de s'y accrocher, et d'escalader. Ce n'est pas si haut. Les jambes dans le vide, elle se laisse glisser doucement, jusqu'à ce que le bout de ses pieds atteigne le parapet, un peu plus bas. Sa tête et ses bras sont toujours sur le toit, quand tout à coup, lui vient un doute. Elle se râcle la gorge, marque un temps d'arrêt, et interpelle le Corbeau :
- Vous pouvez au moins me dire si je risque de tomber sur des sables mouvants là en bas ?
La seule chose qui lui répond, c'est le vrombissement d'un scooter, très loin en ville.
- Ok.
Elle finit sa descente, son agacement montant d'un cran. L'épisode du sol qui aspire les gens la terrifie encore, mais rester immobile à attendre, sans savoir quoi, c'est le meilleur moyen d'effilocher un peu plus sa raison. En équilibre sur le faîte de ce qui semble être un garage, Crystal tâte leur solidité, avant de lâcher la gouttière. Il lui faudra le traverser sur au moins deux mètres, avant de se laisser glisser sur le rebord et arriver enfin en bas. Un pas, puis deux. La veste mal fermée se gonfle dans la brise, et glace la transpiration qui lui dessine des lézardes dans le dos. Elle parvient à l'autre bout sans accroc. Toujours lentement, à l'image d'une funambule, Crystal s'accroupit et s'allonge. Sous ses genoux, elle sent le feuillage d'une épaisse glycine aux prises avec le tuyau qu'elle essaie d'attraper. Un creux entre deux branches accueille sa basket. Elle lâche le rebord et attrape la gouttière d'une main, et le tronc de la glycine de l'autre. De son deuxième pied, elle prend appui sur une autre branche. Ses poumons pèsent lourds, elle est presque en apnée. Une couronne de cheveux collent à son front. L'escalade se fait sans grâce mais la jeune femme parvient à se frayer un chemin. 
Soudain, un bruit de bois qui éclate. La seconde d'après, Crystal dégringole. Le sol la cueille violemment sans qu'elle ait eu le temps de crier. Allongée sur le gravier, des milliers de petits angles pointus s'enfoncent dans sa chair. 
La jeune femme gémit, avant de tousser pour reprendre sa respiration. Le souffle coupé, son coeur a raté plusieurs battements, et tout à coup, la douleur d'abord foudroyante, se déverse comme un tsunami dans chaque parcelle de son corps. Ses bras acceptent de remuer, non sans craquer un peu, et elle se frotte l'arrière du crâne. Les yeux rivés sur le ciel noir, elle plie lentement les genoux, puis se redresse. Sa tête résonne comme un caisson de batterie, et son orgueil en a pris un coup. Mais au moins, elle a quitté le toit. Elle s'en remettra. Sous elle, les graviers crissent. Ils semblent bien réels. Pourtant, Crystal n'est pas sûre. Elle se lève et marche en tâtant le sol à chaque pas. Un peu plus loin, un portail en bois donne sur l'impasse. Il faut qu'elle quitte cet endroit. Toujours sur la pointe des pieds, elle remonte un petit chemin bordé de lavandes. Les fleurs libèrent un parfum fort qui fait remonter des images. Juste une impression. De réconfort, quelque chose de familier. Ca lui fait de nouveau monter cette boule de tristesse au fond de la gorge. Tentée, elle avance sa main pour cueillir un brin. Mais elle stoppée net dans son geste.
Le Corbeau l'a attrapée par le poignet d'un mouvement sec qui l'a surprise. Quand elle lève son visage vers lui, il la toise de ce regard pénétrant qui la fige. Derrière lui, le portail est grand ouvert. Il continue de la regarder et secoue la tête.
- Ne touche à rien, gronde-t-il. Sors d'ici, maintenant !
Crystal obéit. Elle trottine presque, à la fois craintive et vexée. Le Corbeau ferme le battement à sa suite. D'un geste autoritaire de la main, il lui indique le chemin. 

Ils marchent dans le noir, sans un mot, Crystal juste derrière le Corbeau. Elle ne le suit pas vraiment, simplement, elle ne sait pas où aller. Et, s'il fallait vraiment l'avouer, un fond de curiosité la pousse aussi à étudier l'homme étrange, autant qu'elle le redoute.
Sous le grand lampadaire à l'entrée de l'impasse, ils aperçoivent tous les deux la mer loin sur la gauche. A droite, un grand champ de vignes sépare le lotissement d'où ils viennent de tous les autres. Juste sur leur gauche, les bois grignotent le trottoir, ponctués de grandes propriétés, avant d'être dispersés par la ville.

Au-delà de toutes les émotions qui la submergent, Crystal ressent surtout la solitude. La nuit est presque morte. A part son inquiétant acolyte, le reste du monde n'existe pas à cette heure. Le calme fait soudain comme du sel sur une plaie. Elle renifle, et ressert les bords de la veste autour d'elle. Chaque inspiration soulève sa poitrine mais elle n'a pas assez d'air, un étau enserre son corps tout entier. Un étau d'angoisse que n'arrange pas ses deux yeux noirs qui la transpercent. La jeune femme les sent, posés sur elle. Le Corbeau reste immobile, juste à la lisière de la lumière, mais il ne cesse de l'observer. Qu'attend-il à la fin ?  Le spectacle de Crystal en proie à son désespoir lui plaît-il ?
Et toutes ses questions qui la tourmentent, elle n'en peut plus tout à coup. Elles lui donnent le tournis. En bas de la colline, la lune se reflète légèrement sur la mer. Elle se découpe sur un horizon invisible, et alors la jeune femme est parcouru d'un frisson. 
Elle coure. Aussi vite qu'elle le peut, la brise sifflant à ses oreilles, elle dévale la route. Ses jambes s'emmêlent, et chaque pas est une décharge de douleur, mais elle coure, sans s'arrêter.
Elle trébuche une première fois, en prise avec une panique totale. A travers son jogging, elle s'écorche un genoux, s'accroupit, regarde la mer. Se relève, tant bien que mal. Ses pieds patinent, dérapent, elle a la poitrine en feu. A nouveau, elle se blesse les mains en essayer de se rattraper, éperdue. Il faut qu'elle parte, mais son corps n'en peut plus. Elle s'écroule sur un trottoir, la respiration sifflante. 
Pendant une seconde, c'est comme si elle s'éteignait. Et pourquoi pas, finalement. Ne serait-ce pas mieux ? Ses yeux roulent dans ses orbites, à la recherche de quelque chose qu'elle ne voit pas.
Dans le noir de la nuit, une silhouette se découpe. Au-dessus d'elle, allongée sur le bitume, le Corbeau se penche vers elle. Le menton incliné de côté, il l'étudie sans un mot, et sur son visage fermé passe une onde d'agacement. Quand il se baisse, Crystal se recroqueville, les mains devant elle. 
- Ne... me... ramène pas là...bas

Tout devient nuages noirs et douleurs.


HISTOIRE A SUIVRE !

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Pour lire l'histoire depuis le début : 

EPISODE 1 : CRISTAL

EPISODE 2 : COSTUME

EPISODE 3 : NAVIRE - NOEUD - CORBEAU

EPISODE 4 : ESPRIT - VENTILATEUR - MONTRE - PRESSION

EPISODE 5 : CHOISIR - ACIDE