dimanche 28 août 2022

WRITIING INKTOBER EPISODE 5

Mot : CHOISIR / ACIDE

De nouveau, elle est perdue. Elle a erré pendant des heures dans la ville, sans savoir où aller. Il n'y avait jusqu'à maintenant qu'une seule destination dans son esprit : sa maison d'enfance. Une grade baraque en vieilles pierres, mangée par le lierre, tout au fond d'une allée. Crystal voulait s'y rendre, elle en avait besoin. Alors elle a marché longtemps avant de se rendre compte qu'elle ne savait pas comment.
Assise sur un banc à l'entrée d'un lotissement, elle regarde autour d'elle. Des maisons d'un étage, datant des années 70, pour la plupart, mitoyennes. A cette heure, les volets sont fermés. De la fumée s'échappe de certaines cheminées. Crystal se souvient vaguement avoir aimé cette odeur de bois brûlé. Mais maintenant, ce qui semble être l'automne ne lui procure que de l'angoisse. Ce n'est pas un crépuscule, c'est l'agonie de la lumière, la mort du jour. Le silence de la rue, c'est le souffle retenu avant le trépas. Le décor offre des couleurs délavées, et elle se fait la réflexion que c'est comme voir à travers une vitre sale. 
Posées bien à plat sur ses genoux, ses mains tremblent. Le sentiment d'être une étrangère est étouffant. Pas seulement étrangère à ce lieu, mais au moment, à l'époque. Etre à ce point en décalage qu'aucun élément autour d'elle ne lui rappelle quoi que ce soit, alors qu'elle sait y avoir vécu.
L'image de sa maison est toujours bien nette dans son esprit mais quand elle cherche à redessiner le parcours, c'est le trou noir. Elle s'agace. Il faut qu'elle rentre chez elle. Une réponse à tout ça s'y trouve forcément. Et puis, se mettre en sécurité, chez soi, est assez logique. Un sursaut d'instinct de survie. Tout rentrera dans l'ordre quand elle aura retrouvé son foyer.
Elle inspire doucement, les yeux mi-clos. Parcourir chaque rue, une par une. C'est le plan. Elle a tout son temps, et son corps bouillonne d'une nouvelle énergie. La détermination raidit sa mâchoire, soulève sa poitrine avec régularité, et pourtant, elle ne bouge pas. Une hésitation latente la retient. Et si elle ne trouvait pas les réponses espérées là-bas ?
Rester et attendre. Errer dans l'obscurité grandissante.
Action ou patience.
Crystal demeure immobile sur son banc tandis que les lampadaires rincent les alentours d'une teinte jaunâtre. Elle est seule au monde, perdue et mangée de doutes. Choisir la sécurité, son foyer ? La Crystal d'avant, qu'aurait-elle décidé ? Qui était-elle ?
- Quelle importance ?
La voix qui perce le silence la fait sursauter. D'un bond, elle s'est levée avant d'en avoir conscience. Les yeux plissés, elle fouille les ombres.
- Pourquoi te demander qui tu étais ? Comprendrais-tu ce que tu es maintenant ?
La voix détache chaque syllabe, la langue claque au palais et articule comme un lacet de cuir sur la chair. Caverneuse, impitoyable. Crystal hoquette. Qui peut ainsi déchiffrer son esprit ?
- Qui est là ? s'écrie-t-elle, et les trémolos la trahissent.
Une branche craque dans le chêne en face d'elle, derrière une haute clôture. Puis un bruissement d'aile.
- Vous voulez quoi ?
Son corps grelotte, traversé des spasmes incontrôlables de la peur. Ses muscles se contractent,  prêts à donner l'impulsion de la fuite. Mais elle ne se décide pas. Au fond, elle veut savoir. 
- Montrez-vous sinon c'est moi qui viens vous chercher !
Elle insuffle de la colère à sa voix, un peu trop aigue, mais à cette seconde, elle est convaincue d'être capable de violence. 
La réaction ne se fait pas attendre. Le rire rauque et saccadé est glaçant. C'est un homme, dissimulé dans le feuillage d'un chêne. Tout est suspendu; même le brouhaha lointain de la circulation s'est tu. Le monde les écoute. Et le poids de cette attention est si palpable qu'il pèse tout à coup sur les épaules de la jeune femme. Et quelque part, dans ce rire, elle a capté autre chose. Comme du plaisir. Un plaisir malsain, mais plaisir quand même. De l'effrayer, de la voir frémir. Elle plisse les lèvres, inspirant lentement. Les bras le long du corps, elle serre les points et baisse la tête, fixant par en-dessous le chêne qui lui fait face. Elle s'écarte d'un pas raide du banc, droit vers les branches.
- Ca vous amuse de me faire peur ? S'exclame-t-elle, soudain furieuse. Ca suffit, votre petite mise en scène. 
Le doigt pointé devant elle, les cheveux flamboyants dans la lumière du lampadaire, elle continue :
- Pointez-vous tout de suite, ou allez vous faire foutre !
Essoufflée, elle se fige, attend une réaction. Et commence à la craindre. Et si en face, l'autre se fâche et l'attaque ? Et bien soit ! songe-t-elle. Le bateau, la brume, son errance, le corbeau… tout ça ne veut rien dire, et c'est assez !
Dans les branches, ça s'agite. Du bois qui craque, qui casse, les feuilles qui remuent, fort. La seconde suivante, une ombre s'abat sur elle, et la frôle. En reculant, son pied glisse sur rebord du trottoir. Elle trébuche et tombe sur un genou, grimaçant de douleur. D'un geste instinctif, elle couvre sa tête de ses deux bras. Elle reste comme ça un instant, avant d'ouvrir les yeux. 
Un homme la toise. Debout au milieu de la rue, bras croisés, ses yeux en amande l'étudient en détail. Il ne bronche pas, son regard est noir, profond, et si intense qu'il entre en elle. Sa mâchoire palpite, comme s'il retenait une phrase assassine. Peut-être hésite-t-il entre la frapper et la mordre. Une seconde elle les jauge, tous les deux. Elle, petite et rondelette, lui immense, avec sa stature de champion d'aviron. Il ne ferait qu'une bouchée d'elle s'il décidait de l'agresser, et elle ne serait pas en mesure de se défendre longtemps. Ce soudain sentiment de faiblesse la pique et elle relève le menton. Pas question de lui montrer qu'elle a peur. D'un bond, elle se remet debout et s'écarte, leurs regards s'affrontent. 
- Ca y est, vous avez fini de jouer ? siffle-t-elle d'une voix grave.
Il expire par le nez, avec un léger rictus médisant. Quand il fait un pas vers elle, Crystal fait appel à toute sa volonté pour ne pas battre en retraite. Tout à coup, un hoquet de stupeur… L'homme a des ailes. Deux ailes au plumage noir, brillant. Et alors qu'elle intègre l'information, elles frémissent et se déploient, comme pour la narguer, lui rappeler que depuis son éveil de conscience, rien de ce que vit Crystal n'est plus normal. 
- Vous… C'est vous !... Ce corbeau !
En même temps qu'elle écarquille les yeux, elle ouvre la bouche avant de la refermer, se frotte le front du plat de la main.
- Ca ne se peut pas. Vous… le corbeau. Vous étiez…
Autour d'eux, la nuit s'est emparée de la vie, le monde a presque perdu ses couleurs. Des images remontent.
Le bateau. La corde. Le pont. L'oiseau.
- C'était vous! crie la jeune femme, au bord de la crise de nerf. C'était vous, je le sais ! C'est impossible, c'était juste un oiseau, mais… vos yeux ! Vous m'avez suivie ! Pourquoi ? 
L'air lui manque, elle suffoque. Les mots se mélangent. Le corbac, l'homme. Noirs, les yeux. La corde. Dans les nuages ? Du bateau ? Elle sent bien que plus rien n'a de sens, tout s'imbrique et tourne et ses idées se fondent en un kaléidoscope de questions et de morceaux de souvenirs sans se fixer. Ses genoux tremblent, elle penche la tête entre ses jambes écartées, les mains sur les genoux. Respirer à grandes goulées lui brûlent l'intérieur, elle hyperventile à chaque fois qu'elle le voit, toujours bras croisés. Avec son rictus médisant.
- Vous êtes qui, merde ! hurle-t-elle à pleins poumons. Arrêtez de me regarder comme ça ! REPONDEZ-MOI !
Les larmes noient ses yeux, sa gorge est si nouée qu'elle émet un sifflement rauque. La jeune femme se laisse tomber sur le goudron, pleurant comme l'enfant qu'elle fût sûrement un jour. Ecrasée par une marée sourde de solitude et d'incompréhension, elle piétine soudain en apercevant l'homme esquisser un pas vers elle.  Lourdement, ses jambes patinent, une décharge électrique la pousse en avant, et pédalant du bout des doigts pour maintenir son équilibre, elle part en courant, éperdue. Aussi vite que le poids de son corps endolori le lui permet. 
Autour d'elle défilent des fenêtres, totems iridescents flottant dans la nuit. Le monde a repris sa course et c'est elle qui s'enlise. Elle aperçoit des gens, bouger, discuter, rire. La vie. Savent-ils qu'elle est là ? Peuvent-ils deviner qu'au-dehors un homme-corbeau au regard acide traque, probablement né sur un navire fantôme ?
Elle s'arrête près du portail d'une petite baraque, à bout de souffle. La sécurité à l'intérieur, la chaleur. Aux aguets, éperdue, elle fouille les ombres, terrifiée à l'idée de voir le Corbeau la surprendre, désespérée par ce décalage avec ce qu'elle voit à travers ces fenêtres. Des gouttes de sueur glacée dégoulinent le long de ses tempes, des petits cheveux collent à son front et sur sa nuque. Le maillot blanc qu'elle porte encore sous son survêtement rouge est humide, plaqué contre elle, et elle tremble de froid. Loin au-dessus, les étoiles découpent la toile de milliards de minuscules trous étincelants. A force de les observer monte en elle le besoin infini et douloureux de rentrer chez elle. Mais remuer ses pensées, fouiller le peu d'images qui défilent sous son crâne est vain. Elle grogne, c'est sur le bout de sa langue, presque là. Une maison, du vert. Un arbre à l'entrée. Un olivier, abritant une terrasse, grand et large, qu'on devine dissimulé derrière une haute haie de lauriers-amande. Des volets verts. Mais pas de route.
Toujours penchée en avant, les mains sur les cuisses, Crystal respire doucement, la tête basse. Lentement, elle la relève, expirant à fond. Ne pas paniquer.
Dans l'habitation d'en face, une dame range des aliments dans son réfrigérateur. Elle discute, sans qu'on puisse voir son interlocuteur. Un geste banal, qui fait monter d'un cran sa frustration. 
Il y a un enfant, un petit garçon, à l'étage, qui ouvre la fenêtre. Se penchant un peu trop sur le rebord, il abaisse un par un les deux taquets qui retiennent les volets pour les fermer. On peut entendre de la musique en fond, puis une voix monter : "Maxime ! Dépêche-toi de fermer ! Tu fais rentrer les moustiques !". Le garçon a rabattu un des volets, bloque son geste et penche la tête de côté. Il est soudain immobile. Une seconde, Crystal retient son souffle, certaine que le temps s'est à nouveau figé. 
Mais, pour lui donner tort, la voix reprend : 
- Maxime ! Je t'ai dit de fermer !
L'enfant écarquille les yeux, et respire de plus en plus fort. Sa poitrine se soulève de plus en plus vite. Il l'a vue. C'est Crystal, qu'il fixe d'un air horrifié. 
- Maxime ! Oh ! Tu m'écoutes ?
Crystal est intriguée par cet échange de regards, cette peur puissante qui semble pétrifier le gamin à sa fenêtre. Ainsi, il l'a voit. Elle est bien là, dans la réalité. Tout ça n'est pas un songe. Sa silhouette se dessine dans le halo jaune du lampadaire, tandis qu'elle s'approche. Il sursaute, et la bouche de l'enfant s'ouvre sur un cri silencieux, un OH d'effroi. Crystal lui sourit, lui fait un signe de la main, pour le rassurer. Il hurle. De toutes ses forces, longtemps, sans lâcher le volet. Son cri vrille la nuit. Des lumières s'allument aux autres fenêtres de la maison. Deux mains saisissent l'enfant et le retourne? Une adolescente lui intime de se calmer, l'entoure de ses bras, tout en jetant dehors un œil inquiet. 
- Il y a un monstre ! hurle le gamin. Un monstre dehors ! A contrejour, on ne voit que son doigt, au bout d'une main crispée, pointée vers l'extérieur. Il est hystérique.
- Arrête de crier comme un débile ! Dis-moi ce que tu as vu !
- Un monstre, je te dis !
- N'importe quoi, ça n'existe pas ! 
- Si ! Je te jure ! Elle m'a regardé longtemps !
Maintenant, il pleure, et malgré son incrédulité, sa sœur doit bien avouer que sa réaction n'est pas juste un caprice.
- Ferme ! Ferme, elle va rentrer ! Faut pas que le monstre vienne dans la maison !
La fille apparaît en ombre chinoise. Evidemment, le lampadaire n'éclaire que des papillons de nuit qui jouent dans le faisceau. Quelque part dans le lotissement, un chien aboie, un scooter remonte la rue.
- Tu as failli rameuter tout le quartier, soupire-t-elle avant de fermer le battant de bois.
Dans l'ombre des bosquets, Crystal pousse un long soupir. La découvrir sous la lumière a rendu ce pauvre petit garçon éperdu de terreur. Il l'a traitée de monstre. Elle est tremblante. Les jambes en coton, elle s'enfuit, longeant les murs pour ne plus être vue.


HISTOIRE A SUIVRE !

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Pour lire l'histoire depuis le début : 

EPISODE 1 : CRISTAL

EPISODE 2 : COSTUME

EPISODE 3-4-5 : NAVIRE - NOEUD - CORBEAU

EPISODE 6-7-8-9 : ESPRIT - VENTILATEUR - MONTRE - PRESSION

EPISODE 10-11 : CHOISIR - ACIDE