samedi 19 décembre 2015

Episode 9 : verger et souvenirs...


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9

Balade au bord de l’eau et éclats de rire lui ont changé les idées. Flaubert, dont l’air digne est égratigné par la découverte des vagues, a très vite souffert de la chaleur. Aussi, profitant d’un passage dans une crique, Maxime et Olivia l’ont-ils poussé à l’eau, du bord d’un rocher. Outragé, le chien est sorti aussitôt pour se rouler dans le sable.
- On dirait qu’il est pané avec le sable humide sur le poil, s’est exclamé Maxime, hilare, devant Flaubert déconfit.
Face à la vaste étendue de mer ouverte sur le monde, le bureau d’Olivia lui a soudain paru terriblement étriqué et délicieusement loin. Il pourrait même avoir cessé d’exister à l’instant où elle l’a quitté. Les yeux rivés sur l’horizon étincelant, c’est une idée qui lui conviendrait. Ce sentiment de claustrophobie qu’elle traîne au quotidien a grillé en quelques minutes sous le soleil. Comme un Allemand à la plage. Maintenant, après avoir récupéré le large Auguste vautré en travers du canapé noir de Maxime, Olivia prend la route. Direction la maison familiale…
Même la musique poussée à fond ne parvient pas à couvrir l’appréhension de se retrouver dans une pièce seule avec sa mère. Pour la distraire, son esprit revient sans arrêt à la jetée. A cette stupeur qui l’a saisie brutalement. Sans raison particulière, son cœur s’est emballé. Une peur aveugle et instinctive l’a clouée un instant à sa chaise. Avec l’impression que le monde se figeait, sans couleurs. Si elle avait pu, la jeune femme se serait levée pour fuir à toutes jambes. Sans même pouvoir comprendre pourquoi. Et comme elle était apparue, la sensation s’est dissipée. Mais le cri, un grondement rauque, résonne encore à ses oreilles : « Hé, vous ! ». Le type la pointait du doigt, Olivia peut presque le jurer. Pour autant, les images restent floues, comme si son cerveau n’avait qu’imaginer la scène. Sinon comment expliquer cette impression de flotter juste à côté de la réalité ? Elle n’a jamais été sujette aux crises d’angoisse, mais elle pencherait bien pour cette interprétation. Après tout, le télétravail a beau présenter des avantages, il n’en reste pas moins que le boulot est dense en ce moment. 
- Ou alors tu perds la boule, ma grosse, soupire-t-elle en jetant un coup d’œil dans le rétro.
Avant d’hausser un sourcil avec ironie : cette manie de parler toute seule n’est pas forcément un indice de bonne santé mentale.
Mais elle illustre l’état d’esprit de la jeune femme. Les rêves qu’elle fait ces derniers temps sont tellement prenants qu’ils empiètent sur ses journées. Elle est envahie par ce flottement, gênant, faisant parfois d’elle la spectatrice de sa propre vie, regardant à travers une glace sans teint.
Des images lui reviennent, presque des souvenirs. Des impressions de déjà-vu. Olivia secoue la tête et scrute les abords de la route. La route est sinueuse, elle a quitté l’autoroute. La clim tourne mais elle ouvre la fenêtre pour laisser la brise chaude s’engouffrer dans l’habitacle. Flaubert lève le museau un instant avant de se rendormir, à l’arrière.
La ville s’est étiolée peu à peu pour laisser place aux arbres hauts, épais et généreux, ponctués d’habitations de plus en plus grandes à mesure qu’elle s’enfonce dans la Provence Verte. Il y a longtemps qu’elle n’a pas emprunté cette route, mais elle connaît encore chaque virage par cœur. 
Tandis que Mariah  Carey s’égosille, Olivia fredonne, plus pour éviter de penser, que par amour du RNB.


*******

Il faut bien arriver un jour.
C’est ce que songe Olivia en se garant devant la grille imposante du Domaine. Sept années en arrière, qui lui paraissent un siècle, elle a jeté un dernier regard en arrière sur la propriété, pour se promettre de ne plus jamais y revenir. 
Bien sûr, c’est une promesse difficile à tenir. On ne coupe pas les ponts avec sa famille et sa vie, à dix-huit ans, si facilement. Mais une chose est sûre : elle s’est interdit de considérer « rentrer chez elle » en venant ici. Ce n’est qu’un endroit, comme un autre, où elle ne vient passer que quelques jours par an. 
Aujourd’hui, la grille est fermée, et elle se sent comme une étrangère en visite. Elle sort de la voiture et sonne à l’interphone. Très vite, la voix grésillante de sa mère s’élève :
- Mâs de l’Espiègle, bonjour !
- M’an, c’est moi.
- Pardon, vous êtes ?
- C’est moi, Maman !
- Qui, moi ?
- Tu connais beaucoup de gens qui t’appellent Maman ?
- Ah…
Olivia fixe le petit appareil avec une pointe d’agacement, avant d’apercevoir la mini-caméra juste au-dessus. Saloperie de Big Brother. Elle esquisse un sourire poli, quoique furtif. Un instant passe, qui la fait douter. Sa mère la laisserait-elle dehors ? Et si Olivia en profitait pour sauter dans sa Twingo et fonçait chez Maxime ?... Le projet est tentant, mais le portail automatique émet un sifflement. Les deux grands battants s’ouvrent lentement, en saccadé. Elle hésite une seconde, puis monte en voiture. « Quand faut y aller, faut y aller », souffle-t-elle en croisant le regard de Flaubert dans le rétro.
Le chemin de terre, tracé d’immenses platanes, est flanqué de champs de chaque côté, l’un d’oliviers, l’autre de vignes. A l’autre bout, derrière deux platanes et quatre hauts cyprès de Florence parfaitement taillés, le vieux mas familial l’attend, tout de pierres et de lierre. Large, sur un étage, c’est une bâtisse typiquement provençale, au charme à l’ancienne. Alors qu’elle se rapproche d’elle, le cœur d’Olivia gonfle dans sa poitrine. Des pointes d’adrénaline lui piquent le fond de la gorge. Ses yeux sondent la façade. Les volets verts entrecroisés, le bougainvillier qui grimpe à l’assaut du mur, le porche blanc. Il ya eu des aménagements, elle le remarque tout de suite. Des encadrements de fenêtres réhaussés de blanc, les tuiles nettoyées…
Dominique, sa mère, descend les trois marches du perron et fait signe à sa fille. Le devant de la maison est en grande partie recouvert de gravier blanc. Sur la gauche a été aménagé un parking « visiteurs ». C’est là qu’Olivia engage la voiture. Juste devant un panneau de bois tout neuf. 
« Bienvenue au Mas de l’Espiègle ».

Moteur coupé, Olivia marque une courte pause. Les cigales chantent si fort maintenant, qu’elles possèdent entièrement l’ambiance sonore. Elle expire doucement, s’impose un calme qu’elle ne ressent pas vraiment.
Quand elle sort de la Twingo, Flaubert jaillit à toute vitesse, sans lui laisser le temps de lui ouvrir la portière arrière. En quelques pas, il est aux pieds de Dominique et la renifle avec entrain.
- Hé ! Va-t’en de là ! s’écrie-t-elle quand le chien lui lèche un genou. File !
- Flaubert, au pied !
Le Samoyède jette un bref coup d’œil à sa maîtresse avant de foncer vers le petit muret qui sépare la cour du champ d’oliviers. Sautant le rebord, il tourne autour de l’un d’eux avant de l’arroser généreusement. Dominique arrive à la hauteur d’Olivia, et juste après lui avoir fait une bise formelle, elle lance, entre reproche et plaisanterie :
- Il va me flinguer mes arbres, ce chien.
Olivia sourit :
- Il y a de la marge quand même… Je sors le chat, il l’aidera !
- Il y a un chat aussi ?
- Oui, Auguste. Tu sais bien, il est avec moi depuis 4 ans déjà.
Dominique croise les bras et tandis que la jeune femme sort le gros matou de sa cage pour le poser sur le gravier, elle pointe Flaubert du menton :
- Et celui-là, il sort d’où ?
- Je le garde pendant les congés d’une copine
Sa mère se radoucit.
- Sacré morceau de bestiole, fait-elle remarquer. Il est plus gros que Polo. J’espère qu’il ne mange pas autant !
Polo, le gros labrador du grand-père. Olivia n’y avait pas pensé depuis des années, et pourtant, Polo, le goinfre, le voleur de jambon, le grand copain, l’avait vue grandir. Elle réprima une moue nostalgique.
- Il est un peu plus délicat. Monsieur a des croquettes sur-mesure.
- Et ta copine, elle te dédommage ?
- Et bien non. C’est juste un service. 
Olivia hoche la tête. Gabrielle lui a laissé un gros sac de croquettes, qui prend la moitié du coffre, et un coussin. Et une foule de conseils tous plus rébarbatifs les uns que les autres. Elle récupère sa valise, et un gros sac de sport qu’elle a rempli sans trop réfléchir, comme à chaque fois qu’elle vient. Elle n‘échappe pas, glissant l’anse du sac à l’épaule, au regard scrutateur de sa mère. 
- Quoi ? s’enquit-elle.
- Tu as maigri.
- Oui. Je fais du sport.
- Tu as perdu un pari ?
- Ah-ah… non, j’avais juste besoin d’une activité physique. A travailler de chez moi, j’avais l’impression de m’empâter.
- Incroyable. On aura tout vu !
Le sourire de Dominique est un brin moqueur. Et même si la remarque tend vers l’humour, Olivia se sent piquée. Elle inspire lentement.
- Comme quoi tout arrive, répond-elle.
Auguste passe devant elle, hésitant. C’est seulement la troisième fois qu’il vient ici et chaque fois, l’animal met quelques jours à s’adapter. La vraie liberté semble le décontenancer.
- Tu as vu ton ami ? demande Dominique.
La jeune femme se tourne vers la maison.
- Oui, on a déjeuné ensemble.
- Tu ne pouvais pas venir tout de suite ?
- C’était l’occasion.
Les deux femmes se toisent un instant, puis Dominique attrape la valise.
- On va monter tes affaires.
- Je m’installe où ?
- Dans ta chambre, évidemment.
- Ma chambre ? Tu ne l’as pas réservée au gîte ?
Sa mère ne lui répond pas, mais son expression pincée traduit le « bien sûr que non » qu’elle ne dit pas.


*******

La chambre n’a pas été vidée. Avec les travaux engagés dans la maison pour en transformer une partie en gîte, Olivia pensait que sa chambre aurait fait partie du ravalement. Peut-être aurait-elle été la première sur la liste de sa mère. Mais depuis la dernière fois, rien n’a changé. L’éternel poster de soucoupe volante « I want to believe » - le même que dans X Files – est toujours collé au-dessus de la chaîne hi-fi antique. Là-dessus, la Olivia de 15 ans pouvait charger 3 CD qu’elle écoutait toute la journée en boucle. Elle renifle en posant son sac et sa valise. Le lit deux places est collé au mur à droite de la porte, avec son encadrement en bois cérusé. Un lit de grande fille, qu’elle avait été si heureuse de recevoir. 
Elle se laisse tomber sur l’édredon. Le matelas est toujours aussi moelleux et quand elle se laisse tomber en arrière, elle s’enfonce avec plaisir. Les volets entrecroisés pour garder la fraîcheur, diffuse la lumière de fin de journée et plonge la chambre dans une ambiance dorée. Aux murs, il y a des photos, des dessins, qu’Olivia pourrait décrire les yeux fermés, tant elle les a vus tous les jours pendant des années.
A l’instant, elle se sent chez elle, ici et c’est un peu comme si le temps s’était figé en attendant son retour. Un sentiment qui vient avec son cortège de regrets, de culpabilité et d’une infinie tristesse que la jeune femme n’est pas décidée à affronter. Elle se frotte les yeux une seconde et se relève. « Step by step », songe-t-elle. Tout en réalisant qu’après des années de déni, cet été pourrait bien changer des choses. Cette idée, une certitude même, fugace, lui traverse l’esprit, sans prévenir. Comme elle sentait qu’il lui fallait se rendre au Domaine. Elle se penche pour ouvrir sa valise quand, d’en bas la voix de sa mère résonne.
- Les affaires reprennent, murmure-t-elle.


*******


La cuisine semble avoir changé. C’est l’impression d’Olivia en y entrant, sans que les détails ne lui sautent aux yeux.  La longue table de bois brut, vieille d’au moins 30 ans, a vécu un lifting. Décapée, elle arbore une bande de gris peinte en son milieu pour un aspect plus tendance. Les chaises en paille sont parties au rebus. Finies les échardes aux fesses. Place aux fauteuils dépareillés, velours et tissus.
- Sympa, la déco de table, fait-elle remarquer en passant la main sur la surface de la table.
- Elle avait besoin d’un coup de neuf, rétorque sa mère, les deux mains dans l’évier.
- Ça surprend, ce gris, au milieu.
- Tu t’y connais en home staging maintenant ? 
Olivia reste la main suspendue et hoche la tête avec un « OK » silencieux. Voilà qui donne le ton.
- Tu veux un coup de main ? propose-t-elle au bout d’un moment. Appuyée contre la table, elle se sent de trop.
- Non, c’est bon. J’ai presque fini. Je dois préparer deux-trois choses pour le dîner et ensuite, on ira s’installer pour l’apéritif.  Je t’appelais juste pour te prévenir qu’on ne va pas tarder à manger.
Olivia est désemparée. Elle sait qu’elle devrait rester discuter pendant que sa mère prépare le repas, mais quoi dire ? Entretenir une conversation n’est plus une chose anodine depuis longtemps, pour les deux femmes. Tout à coup, c’est comme si l’ambiance pesait une tonne et s’installait sur sa poitrine.
- Si tu veux aller t’occuper de ton chien, vas-y, suggère Dominique en ouvrant le four. Je t’appelle quand c’est prêt.
Olivia n’insiste pas, trop contente de pouvoir se sauver. Les mains dans les poches de son short en jean, elle remonte le couloir qui distribue les pièces du rez-de-chaussée. Un court instant, elle reste debout sur le seuil du salon. Les deux grandes baies vitrées qui ouvrent sur la cour avant laissent entrer la lumière rasante de fin de journée. L’ambiance fait presque référence à ces décors de dessin animé japonais. Tout y est figé, et en même temps éclatant de vie. A première vue, ici aussi, des aménagements plus modernes ont transformé les espaces. Mais les meubles sont pour la plupart les mêmes. Sur les murs du couloir, dans de jolis cadres dépareillés qu’Olivia parcourt avec distance, des photos de famille servent presque de déco. Elles ont toujours été là, et sa mère n’a pas jugé nécessaire de les décrocher. Ainsi, la maison, en grande partie découpée en gîte touristiques, préserve une âme familiale et agréable. Pour qui n’en connaît pas l’histoire.
Elle inspire lentement, les mains dans les poches et marche dans le hall jusqu’à la porte d’entrée. Elle est grande ouverte. Une habitude ici, chaque été. Comme chaque fenêtre de la bâtisse. Vivre dedans et dehors en même temps.
Olivia réalise alors qu’une chose n’a pas changé : l’odeur qui imprègne l’air. Un parfum avec lequel elle a grandi, vécu. Et dont elle n’a pris conscience qu’en revenant ici des années après sa fuite en avant. 
Il est soudain trop difficile de faire face ; les visages sur les photos, le parfum, le silence des pièces. La maison. Trop de souvenirs d’un coup. Olivia expire par à-coups, se pousse au calme. « Step by step », se tance-t-elle à nouveau, convaincue que les occasions ne manqueront pas de voyager dans le passé. 
Mais pas ce soir.

Olivia aperçoit la masse blanche de Flaubert étalé dans la bande de pelouse au pied d’un cyprès. Il dort, les pattes arrière écartées, comme une grenouille. Elle sourit. Le ciel est encore à mi-chemin entre fin d’après-midi et crépuscule. Sur les collines qui font face au Domaine, les cimes des arbres tirent à l’oranger flamboyant. Une douce quiétude plane et la chaleur est un peu moins lourde. Les cigales sont toujours bien réveillées, mais elles chantent maintenant un ton plus bas. C’est une heure suspendue ; les pins sentent le chaud, l’odeur rappelle un peu le pain cuit. Un autre rythme s’installe et bientôt, on entendra le son des casseroles, de la poêle sur le feu, les couverts sur les bords d’assiette. Des sons de vie, qui la rassurent toujours, et la font se sentir moins seule. A l’époque, son prénom résonnait dans toute la propriété, quand sa grand-mère l’appelait pour passer à table et…
Un éclat de rire cristallin.
Olivia sursaute. Du coin de l’œil, alors qu’elle est sur le seuil, elle a aperçu un éclair coloré derrière elle. Elle hésite et l’instant d’après, elle remonte le couloir sur toute la longueur, longe l’escalier en pierre qui amène aux chambres, et sort par la porte-fenêtre pour se retrouver dans le jardin de derrière. Dehors, elle est de nouveau saisie par une vague tiède. Au travers du fond sonore, Olivia perçoit de nouveau le rire d’un enfant, aigu et jovial. Attirée, curieuse, elle emprunte le petit sentier de graviers qui la ramène sur le côté Est de la maison. Là, une dépendance, presque toujours affichée « COMPLET » sur le site d’internet de l’Espiègle, de mai à octobre. Familles, touristes principalement anglais et allemands, futurs mariés installés le temps du mariage.
Songeant aux possibles clients, la jeune femme longe la clôture d’épais lauriers doucement. Elle évite de regarder par les fenêtres, moins par discrétion que pour éviter un souvenir inopiné. Elle traverse un grand espace d’une pelouse impeccable et arrive jusqu’à la cour plein sud, sous les grands arbres. A sa gauche, une volée de marches mène au poolhouse. De là, la vue est dégagée sur les champs d’oliviers et sur le grand verger qui le borde à l’est. Il dessine une large bande qui sépare la propriété d’une colline boisée. Olivia s’arrête une seconde pour observer les arbres et inspire cette odeur de sud qu’elle avait oubliée. Flaubert l’a rejoint et glisse son crâne blanc sous ses doigts pour réclamer des caresses.
- Oui, mon gras, souffle-t-elle. Tu auras tes câlins, mais pas maintenant.
Elle est attentive, tourne sur elle-même. C’est certain, elle vient d’entendre un rire d’enfant. Intriguée, elle attend. Et quand, fugace, un mouvement coloré traverse le verger, elle s’élance. Dans un coin de sa tête, la jeune femme est surprise par sa propre réaction. Pourquoi courir après un enfant ? Mais c’est plus fort qu’elle, elle coure dans les escaliers, passe le long de la piscine, débouche par d’autres marches dans la clairière paysagée, verdoyante et parfaitement entretenue, ponctuée de rosiers, de potentilles et autres sauges arbustives. Un instant, sur le décor se superpose le souvenir d’un champ d’herbes folles et de ronces. Tout change si vite… Olivia suit le rire qui flotte quelque part, plus loin, dans le verger. A droite, à l’angle d’un cyprès plus large que haut, elle passe le muret de vieilles pierres qui délimite le jardin à l’anglaise de la centaine d’arbres fruitiers. De gros cerisiers, des amandiers lourds de feuilles, des pêchers… tous alignés sur quatre rangées. Ici tout est plus ancien, plus sauvage. Plus provençal. Le verger n’a pas bénéficié du même soin que le reste. Olivia revoit son grand-père tailler, récolter, traiter, et observe les herbes hautes qui grignotent les pieds de poiriers recroquevillés, les grosses pierres qui jonchent une terre aride. Elle est cueillie par la solitude du lieu, comme abandonné. C’était son endroit préféré, presque secret, qu’elle partageait avec son grand-père. Le voir dans cet état la perturbe soudain. Une pointe de colère lui enserre la gorge. Lentement, elle arpente le sentier, deux rangées de chaque côté. La chaleur pulse au sol et ici les cigales chantent différemment. Elles font partie du décor. Il y fait plus sec et la jeune femme se rappelle s’y être souvent protégée de la canicule avec un livre à l’ombre d’un cerisier. Posée contre l’un des plus gros, elle aperçoit une échelle métallique. Dans une autre vie, elle grimpait pour s’installer au milieu du Y formé par deux énormes branches, et s’y goinfrait de cerises jusqu’à l’indigestion. Epoque disparue, qui resurgit par flashs incontrôlés. L’odeur d’herbe la chatouille et son cœur se tord dans cette ambiance de fin de journée. Ses mains courent le long des feuillages quand elle tend les bras. Elle regrette déjà d’être venue par ici, alors qu’une vague de nostalgie la surprend de nouveau. Au creux d’un vieux pêcher, l’attention d’Olivia vient d’être attirée par une petite plaque de bois. De guingois, accrochée par une ficelle à un clou rouillé, un O maladroit y a été gravé, au-dessus d’une autre, indéchiffrable, grattée comme pour l’effacer. Olivia s’approche et scrute la plaque, qui lui semble familière. En fouillant sa mémoire, intensément, les yeux rivés dessus, elle se revoit vaguement la tenir pendant qu’on plante le clou dans le tronc. Elle se souvient d’avoir écorché son pouce en gravant son initiale, des rires autour d’elle tandis que sa petite langue pointe entre ses lèvres sous l’effort de concentration. Le bruit du marteau sur le clou quand il frappe… Qui, déjà ? Qui accroche cette plaque ? 
Olivia sent que quelque chose veut émerger. Une image, un souvenir diffus, si près de la surface… un visage flou, si proche d’elle, des yeux gris, foncés, profonds… Le rouge aux joues, il la toise… Son nom, c’est…
Comme un nuage de poussière, l’image s’évanouit dans la chaleur du crépuscule. Et fait naître une frustration brûlante.
- Tssss…. Siffle Olivia, agacée.
Le jour décline et debout dans le verger, elle fixe cette stupide plaque de bois comme si sa vie en dépendait. Mais l’été sera long, pense-t-elle soudain. Ces souvenirs finiront bien par sortir, elle sent qu’ils essaient depuis trop longtemps. 
Flaubert, qui a fureté un peu plus loin, s’est rapproché d’elle et scrute sa nouvelle maîtresse avec attention. Ses yeux noirs ne la quittent pas, il l’attend.
- Et alors, mon gros, lui lance-t-elle. Pourquoi tu me regardes comme ça ? Tu veux rentrer ? On va manger ?
Comme pour lui donner raison, la voix de sa mère s’élève dans le domaine.
- Ah, tu vois ! C’est l’heure.
Et comme son prénom résonne à nouveau, plus fort, Olivia lève les yeux au ciel :
- Ouais, j’arrive ! 
Puis, pour elle-même, elle maugrée
- Elle devrait crier plus fort, on ne l’entend pas suffisamment bien du village…
Tournant les talons, elle jette un œil à Flaubert. Il ne la suit pas. Tête inclinée, son museau pointe vers la haie qui sépare le verger de la colline.
- Flaubert ! s’écrie la jeune femme. Au pied !
Mais il ne réagit pas. Son corps se tend et sans prévenir, il s’élance dans la haie et disparaît dans les épais feuillages.
- Hé ! Viens ici ! Tout de suite !
Olivia soupire, les mains sur les hanches. Le chien de salon a dû sentir un mulot, et pour la première fois de sa vie sûrement, il découvre son instinct de chasseur. C’est la réflexion qu’elle se fait quand l’atmosphère change subitement. Autour d’elle, les arbres semblent soudain mus d’une présence feutrée, attentive. Quelque chose l’observe, dans le silence de ouate. Les couleurs sont alors plus nuancées, les ombres allongées. Un éclat de rire, aigu, tout près. Olivia tourne sur elle-même. Elle est lourde, gauche, sa gorge est sèche. Sans se l’expliquer, un frisson la saisit et une pointe d’angoisse lui pique l’estomac. Une impression de déjà-vu affleure. Ses yeux fouillent les branches des grands cerisiers avant de glisser vers la colline. On la voit et elle sent – elle sait- tout à coup que ça vient de là. Son cœur sursaute au creux de sa poitrine. Un court instant, c’est comme s’il se complétait… Pour être à nouveau béant. A toute vitesse, Olivia explore les malles de ses souvenirs, celui qu’elle cherche est au bout de ses doigts. Mais son esprit est trop lent et le moment s’éteint aussi vite qu’il est apparu.
La voix de sa mère, qui l’appelle, lui vient de très loin, il a traversé l’immensité d’un univers pour arriver jusqu’à elle. Elle ne veut pas l’entendre, elle veut savoir qui est cet enfant qui rit. 
Et en même temps, alors que la lumière baisse, le malaise grossit et ses pieds bougent sans lui demander son avis. Ses jambes avancent, d’abord doucement puis, quand les taillis remuent à côté d’elle, la pression sur sa nuque la pousse à courir. La distance est gigantesque jusqu’à la maison, la sécurité, et il faudra la combler dans une obscurité habitée…
Elle se force à s’arrêter en réprimant un cri de surprise alors que la boule blanche qui lui fonce dessus aboie. Flaubert, la langue pendante, le poil hirsute parsemé de feuilles et de brindilles, se dandine autour d’elle d’un air ravi. Il lui lèche la main, avant de la bousculer pour se précipiter par le portillon dans le jardin à l’anglaise. Comme il fait demi-tour pour japper, Olivia comprend qu’il l’invite à le suivre. Elle reprend contenance, en même temps qu’elle réalise que les rayons de soleil jouent encore sur les cimes de la colline. Et les cigales chantent encore perçant un silence qu’elle a dû imaginer.
Le crépuscule s’installe mais point d’obscurité. Et Flaubert s’impatiente.
- Oui ! J’arrive ! Ca va, là !
Et quand elle passe le portillon, Olivia est de nouveau parfaitement elle-même, pour le meilleur ou pour le pire. Ces étranges sensations de déjà-vu malaisants se dissipent, à en devenir ridicules, avant d’être oubliées. Dans le kiosque en fer forgé, la guirlande solaire vient de s’allumer. Effectivement, l’ambiance est magique, comme elle l’a imaginée en passant devant tout à l’heure.
Flaubert trottine autour d’elle et lui lèche à nouveau le bout des doigts.
- Mais arrête ça, le gronde-t-elle en s’essuyant sur son short. J’ai compris, tu vas l’avoir ta gamelle !
Elle lui caresse la tête et les deux compères traversent le poolhouse pour rentrer dans la maison. Gaspard s’est tranquillement installé sur un banc dans le hall « à la fraîche ». 
- Je suis dans la cuisine ! lui lance sa mère, sur fond de casseroles et de portes de placards qui claquent.





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