mardi 9 février 2016

La complainte du chômeur...

Depuis quelques années, j'occupe au sein de mon entourage, une place toute particulière. Chaque groupe est constitué de personnalités et donc de rôles bien distincts, certains plus enviables que d'autres. Et sans me vanter, je dirai que je joue un rôle spécial, unique. Mais pas rare. Et dont peu seront jaloux.

"Souquez ferme !"
 
Je suis la Galérienne. Vous savez ? Le pote/la potesse qui enchaîne les petits boulots, les CDD, les périodes de carence. Celui/celle qui vous appelle pour boire un café en plein après-midi, en oubliant que vous êtes évidemment au travail, comme tout le reste de la société. Celui/celle à qui vous demandez, sans vouloir forcément être méchant : "Hey ! Tu es en vacances ou encore au chômage ?!", profondément persuadé-e que si elle/lui n'a pas de job, c'est qu'il ne cherche pas tant que ça, qu'il passe son temps à glander devant la télé.
Savoureux ce rôle d'assisté-e parmi les copains qui ont tous une vraie vie professionnelle, pas vrai ?
D'autant que comme beaucoup dans ma situation, j'ai fait des études. Un foutu BAC+5, dont je me targuais une fois quittés les bancs de la Fac. Seulement voilà, la Fac, les entreprises n'aiment pas. 
Et très vite, j'ai enchaîné des missions dans la communication, rêvant d'un avenir professionnel fait de concerts, d'événements, de voyages, de paillettes. D'extraordinaire.
Les heures du bureau, pas sexy.
La machine à café dans un coin de l'entreprise, pas sexy.
Les discussions politiques avec les collègues en costard, pas sexy.
Je voulais me salir les mains. Marcher vite avec un talkie-walkie.
Me la péter en parlant de mon métier.
Mais après huit ans à cumuler les CDD dans des associations miteuses tenues par des tyrans complètement farcis, force a été de constater que je faisais fausse route.
Et si moi toute seule, je ne m'en rendais pas compte, je pouvais toujours compter sur les potes pour me le rappeler. Quand je faisais la queue dans l'espace Dépression de Pôle Emploi, eux se retrouvaient pour déjeuner entre deux "rendez-vous client". Quand je comptais mes deniers, chichement payés, eux partaient en week-end surprise à Venise/Prague/autre capital sympa.
Tandis que la Société se levait à 7h, se tapait une heure de RER pour aller s'installer, en tailleur/costume devant son PC pendant 8-10 heures d'affilée, convaincue de sa légitimité, bon petit soldat qui va travailler comme on le lui demande, moi, je jouais les marginales involontaires.
Debout à la même heure que tout le monde, plus pour fuir la culpabilité de glander que par nécessité, moi aussi j'allumais mon ordinateur, et épluchais toutes les annonces de tous les sites, pendant des journées interminables.
Des heures d'éternité, faites de mises à jour de CV, de rédactions de lettres de motivation de moins en moins motivées, de relances, de candidatures spontanées.
Et au bout d'un moment, les galères, les CDD sans queue ni tête, les rendez-vous Pôle Emploi où le conseiller te regarde avec des yeux de poisson mort (parce que lui n'a pas BAC+5 et que c'est complètement ésotérique pour lui d'avoir fait des études et de se retrouver au chômdu... merci super connard...), tout ça fait qu'immanquablement le matin en me réveillant, des milliers de questions me taraudaient.

"T'es sûre que tu le veux VRAIMENT ?"
Des questions qui ne me laissaient jamais en paix, que j'éloignais à coup de recherches intensives, d'une lutte intérieure quotidienne. Le moral, au bout d'un moment, se casse gentiment la gueule. Entendre les copains te demander "Alors, t'en es où en ce moment ? Tu trouves ?... Tu es sûre que tu cherches bien ?... Si tu ne trouves pas, c'est peut-être que tu ne le veux pas VRAIMENT !", ça détruit. Un bel article illustré par Monsieur Q colle d'ailleurs parfaitement à mon propos sur le site de MadMoizelle.com.
L'estime de soi, la confiance en soi, la détermination, tout ça s'étiole lentement devant un écran d'ordinateur. Pourquoi personne ne me répond ? C'est mon CV qui déconne ? J'ai merdé sur ma lettre de motivation ? Pourquoi ils ne m'appellent pas ? Mon profil est idéal !
L'incompréhension le dispute à la frustration, à la culpabilité. Je ne vous parle même pas de la honte pendant les repas de famille, quand tu es l'aînée, la seule à avoir fait des études, mais aussi la seule "demandeur d'emploi". Va expliquer ça à des gens qui, une à deux générations avant toi, ont commencé à bosser à 16 ans, et continuent. Leurs biens immobiliers, leurs voitures, leur indépendance financière, tu peux l'envier, parce que partie comme t'es partie, tu peux te brosser Martine !

Et ces questions grandissent jour après jour. Oui, peut-être que tu ne cherches pas bien ! Fouiller le web, c'est peut-être pas ça qu'il faut faire ! Oui, d'accord, mais quoi alors ? Les soirées afterwork ? Les salons de l'entreprise, de l'emploi ? Les ateliers CV de Pôle Emploi ? Ok, tout ça !... mais chou blanc aussi. Alors c'est quoi le problème ? Ce sont mes compétences ? Les entreprises m'ont percée à jour. Elles ont compris que j'étais un imposteur. Que je n'avais aucune des capacités apparentes sur mon CV. Parce que slalomer entre les CDD et les missions d'intérim, c'est forcément signe d'incompétence. Alors quoi faire ?
Et enfin, LA question : je ne cherche peut-être pas au bon endroit ? Suis-je sûre de ce que je veux faire ?

En fait, je crois bien que la réponse est non. Non, je ne veux pas travailler toute la journée dans un bureau. Non, je ne veux pas faire toute ma vie le même boulot. Petite, je m'imaginais femme accomplie, entre job passionnant, maison, copain (pas de mari, c'est trop chiant), labrador et 4x4, sans vraiment avoir choisi un seul métier. Je voulais en faire plein. Je me rêvais avocate, plaidant les plus grandes causes, archéologue, musicienne sur les plus grandes scènes, écrivaine reconnue... Je me rêvais loin au-dessus du monde, baignée de lumières et de paillettes. Je rêvais à une vie extraordinaire.

"Un vrai métier..."
Mais c'est quoi, une vie qui claque, face à l'exigence de la Société décidée t'y intégrer par tous les moyens. Alors j'ai troqué mes rêves contre la réalité du marché de l'emploi. Et je me suis plantée.
Quand tu es gosse, voire même à peine un embryon, tes parents savent déjà ce que tu feras plus tard. Ou surtout ce que tu ne feras PAS. Pas de cinéma, pas de musique, pas de peinture, pas de théâtre, pas de bandes dessinées. Parce que tous les parents sont pétris du même cliché : les métiers d'art sont des métiers de galériens qui ne rapportent rien... (un cliché qui, aujourd'hui encore pousse ces professions essentielles dans la misère la plus totale*). Et voilà comment tu te retrouves à faire une Fac au lieu d'une école d'art, pour "trouver un vrai métier"... Et finir à 30 piges par tenter de te lancer comme illustratrice. C'est ça qu'on appelle un retour à la case départ (sans les 20 000 euros...) ? Pas dans mon cas, parce que ce n'est pas encore comme ça que l'histoire se termine...

"Rêve ou réalité ?"
Cette recherche frénétique d'un boulot, avec en ligne directrice tacite l'originalité, l'unique, la créativité..., m'a conduite, malgré les études et les compétences, à des années de galères et d'erreurs, pour arriver à la conclusion que je me trompais de route. Pourquoi ? Ces métiers auxquels je postulais ne m'apporteraient pas ce que je voulais. Ce que je désirais tenait du rêve. Et la vraie vie n'en est pas un. Je devais suivre le schéma général. M'y intégrer. En être un rouage, comme les autres. Et ces deux desseins ne formaient pas une bonne combinaison. Soit tu luttes pour être toi-même et devenir qui tu veux, soit tu suis la route qu'on te trace. Dans mon cas en tout cas, les deux ne semblaient pas possible.

J'ai encore lutté un moment, ne sachant pas quelle décision prendre, celle qui me permettrait d'entrer dans le rang sans que ce soit douloureux. J'ai eu envie de tout envoyer bouler. Au cours des conversations avec les ami-e-s sur leurs missions, leurs boulots, leurs collègues, je me suis surprise à les détester, à les envier. Mais bon sang ! Comment ont-ils su quoi faire de leur vie ? C'est vrai quoi ! Comment se fait-il que parmi nous, certains ont su comment mener leur barque et surtout où la mener ? Tandis que d'autres comme moi, errent sans fin dans les méandres d'un questionnement perpétuel et sans réponses, paralysant au point de ne plus savoir qui être dans ce monde ? 
Oui, par moments, je les détestais, les jalousais.
D'un autre côté, jamais je n'ai voulu de leur vie. Les horaires de bureau, la machine à café, les déjeuners d'entreprise, les fringues classiques, les heures de RER/grèves... C'est pas pour moi le "White Collar Style". Pas du tout, même.
Me reviennent, à chaque fois que je m'interroge sur mon futur, tous ces fantasmes de gosse que j'alimentais : moi signant des dédicaces sur mon dernier Best-seller en mode JK Rowling. Moi appelant mes parents entre deux voyages à l'étranger, deux rendez-vous avec de grands artistes, revenant de tournée avec mon groupe. Moi exposant dans de belles galeries. Et de tout ça ressort une forte envie de changements, d'exaltation, d'adrénaline, de nouveauté, de paillettes, d'époustouflant. 
Rien de ce qui peut arriver derrière un gentil PC (ou Mac, ya deux écoles...). 
A un moment, je me suis dit "Si tu n'arrives à décider de ta propre vie, pourquoi ne pas la dédier aux autres ?". Quitte à se sentir paumée, tellement paralysée par la sensation permanente d'échec, autant utiliser ces années de doute pour une bonne cause. Débrancher son cerveau, mettre la machine à remises en questions sur OFF, et se baisser pour sortir d'autres pauvres gens de la merde.
L'idée n'a pas fait que m'effleurer. Elle m'a longtemps suivie, partout, et chaque fois que j'essuyais un refus pour un emploi, je devenais plus déterminée. "Au prochain échec, je me casse dans une ONG, et au moins, je saurai à quoi je sers". 

"Non, je ne connais pas l'Afrique !"

Mais, comme l'histoire ne s'arrête pas là, tu te doutes bien que l'Afrique n'est pas encore sur ma route. J'ai fini par en avoir assez des "qu'en-dira-t-on". Et au cours de mes pérégrinations professionnelles, une notion ne m'a jamais quittée, venue me parasiter dans ma tentative de m'intégrer dans la Société. La réussite professionnelle nous détermine. La première chose qu'on fait quand on se présente, c'est décliner son identité puis son métier. Sa fonction dans le Grand Tout. Comme si ce job qui t'occupe à longueur de journée fait de toi qui tu es. Et non content de te définir par ta profession, sa fonction indique en quelques mots si oui ou non, tu peux avoir une position hiérarchique supérieure ou non à la mienne. Le fait que tu adores l'escalade, que tu aies ta deuxième étoile au ski, ou que tes week-ends soient dédiés à ta passion dévorante pour la musique, tout le monde s'en fout.
Que tu te réalises à travers un loisir, plusieurs passions, des activités plus ou moins intenses, ça ne compte pas. Que tu sois heureux en faisant exactement ce que tu veux et que le matin en te réveillant, tu sois persuadé d'être à l'endroit où tu voulais être, ça n'a pas d'importance.
Il faut qu'en Société, tu puisses dire que tu t'appelles "Patrick, 33 ans, Ingénieur, en couple (oui, sinon, Patoche, sans meuf ça cloche !), et LA, on est sûrs que tu as réussi ton coup.
 
Si ça peut vous rassurer, vous n'êtes pas tout seuls. Vous, les copains de galère qui, après les études, faites la queue au guichet de Polo, la gueule enfarinée, votre dossier à la main, l'air de vous demander ce que vous avez bien pu faire pour mériter ça. Vous n'êtes pas tout seul à vous interroger avec une lourde inquiétude sur non pas votre avenir, mais sur l'ambiance de vos semaines à venir. Vous n'êtes pas tout seul, à voir les copains partirent en week-end sans vous parce que vous avez "un empêchement" - un compte bancaire rouge cramoisi...

"Spartiate ! Quel est votre métier !"
Si comme beaucoup, j'erre, je doute, je tourne en rond, je traîne, une chose est sûre. Je suis une putain de tête de bois. Et passé les 30 ans, je n'en démords pas, je serai ce que je veux, qui je veux et où je veux. Je me suis toujours bagarrée pour ça, sans m'en rendre compte. Batailler contre les clichés, batailler contre les remarques et les critiques, darder mon épée sur cette salope de solitude. Chevaucher au vent de mes idées et de mes rêves. Suer sang et eau pour m'intégrer sans m'abandonner moi.
Au diable tout ça. Je ne m'intègre pas, parce que je ne peux pas. Nous sommes beaucoup à ne pas être foutus pareil. Et c'est bien mieux comme ça.
Des projets, nous en avons plein. Nous aurons plusieurs métiers dans notre vie. Beaucoup diront qu'on fait n'importe quoi, qu'on "zone". Mais se construire en accord avec nos propres attentes, sans renoncer à soi, ne jamais s'abandonner, c'est fatiguant, mais tellement plus fort.

Il n'y a pas qu'un job qui rend heureux.

VIVRE, c'est tellement mieux...



* Pour illustrer le propos concernant les vrais métiers, et vous donner une vague idée de la difficulté aujourd'hui de vivre de l'art, consultez les articles autour de la polémique sur les dessinateurs de BD :
http://www.slate.fr/story/113499/bd-argent-chevalier-arts-lettres
http://www.lefigaro.fr/bd/2016/01/28/03014-20160128ARTFIG00250-angouleme-2016-pluie-polemique-et-bousculade.php
http://monmacon.tumblr.com/

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