Episode 4
Liste de mots INKTOBER : esprit - montre - ventilateur - pression
Il lui semble qu'elle flotte mais il n'y a pas d'eau. Une sensation étrange, pas désagréable, mais qui la plonge dans un profond désarroi. Son corps est ankylosé et en même temps, il lui est comme étranger. Détaché de son esprit. Se voit-elle d'un autre point de vue ? A peine se pose-t-elle la question que l'impression de dissociation s'évapore. La lumière autour d'elle faiblit, reprend rapidement un éclat supportable. Ses yeux font la mise au point. Un ciel bas et gris-noir, lourd ; une grande étendue de rien à perte de vue, et derrière elle, la mer déchaînée. Un instant, il a disparu, et au fond d'elle son coeur est une balle rebondissante qui cogne à tout rompre. Mais au gré des vagues au large, on peut l'apercevoir, si tant est qu'on le cherche vraiment. Là-bas dans la brume, insolent et fier, flotte le vaisseau de bois et de voiles. Sombre, et le mât décharné, il pourrait couler à chaque seconde. Et pourtant, à chaque creux, il pique du nez avant de redresser, lourdement. C'est une évidence. Le navire a essuyé bien des tempêtes. Il ne s'en laissera pas conter. Elle songe que des mystères sommeillent dans ses cales, qu'elle veut découvrir. Elle y retournera, se promet-elle. Lui, il l'attendra. Qu'elle le veuille ou non. Fantôme des pluies sombres, ombre dans les vagues, le navire sera là, aussi sûr que le soleil se couche. Pour lui donner raison, un cri rauque perce les nuages. L'expression "glacer le sang" lui revient en mémoire. L'oiseau noir vole en cercles au-dessus d'elle et quand elle lève le menton, elle sait, avec une certitude viscérale, qu'il la nargue. Il l'a suivie jusqu'à la plage. Peut-être l'y a-t-il déposée ? Pour qu'elle ne soit pas mouillée et qu'elle n'ait aucun souvenir de la traversée, ça doit être l'explication la plus rationnelle.
Un coup d'oeil autour d'elle à nouveau. Pour répondre à l'horizon, une ligne de baraques font face à la mer, séparés du sable par un muret. A gauche, du sable encore, sur plusieurs kilomètres. A droite, la plage s'achève en anse, découpée par une imposante digue. Un sentier doit probablement épouser la courbe des falaises, avant de bifurquer et se perdre sur l'autre versant. Derrière les baraques qui longent la mer, des reliefs recouverts de maquis grimpent à l'assaut d'une colline mangée d'arbres nus. En plein été, le paysage doit être doux et verdoyant. Mais aujourd'hui, perdu dans une poudre ouatée, on lui a aspiré toutes les couleurs, on a dévoré tout soupçon de vie. Rien d'autre que ce corbeau ne semble autorisé à s'aventurer dans ce décor. Les rafales de vent fouettent les arbustes en pots, soulèvent d'épaisses volutes de sable. C'est comme si on avait braqué un immense ventilateur sur une minuscule maquette de village, pour fabriquer une tornade miniature. Il ne manque que les figurants, accrochés à des poteaux, presque arrachés au sol pour finir loin de chez eux.
Elle a froid, immobile. Quand l'eau vient lui lécher les pieds, elle sursaute. Prend en même temps conscience d'elle-même. Son corps, si glacial sur le bateau, a repris vie, animé de tremblements. Et elle n'a pas de chaussures. Sans pouvoir se souvenir de ce qu'elle portait avant, elle sait que sa tenue est différente. Un jogging rouge, qui lui rappelle vaguement quelque chose. Elle se palpe, cherche un indice dans ses poches, mais rien. Les bras le long du corps, elle reste plantée sous la pluie, indécise. Un mouvement attire son attention. Persuadée qu'il s'agit du corbeau, elle se décale sur sa droite. Pourquoi la persécute-t-il ? Il est évident que ce n'est pas un simple piaf ! Mais ce n'est qu'un amas d'algues emporté par le vent. Aucun corbeau dans les environs. Pas même une mouette. Le temps est trop agressif.
Et il presse, pense-t-elle soudain. Elle ignore comment elle est parvenue ici, et pourquoi. Mais d'une certaine façon, elle sent qu'elle a quelque chose à faire. Et tout à coup, c'est une course contre la montre. Pour répondre à l'urgence, l'angoisse monte au fond de sa gorge., son coeur se transforme en une enclume. Elle fait trois pas devant elle, ne sachant pas où aller. Mais marcher sans but lui évitera cet insupportable immobilisme. Le sable mouillé s'enfonce sous ses pieds, et ralentissent son mouvement. Au moment où elle voudrait courir, elle s'enlise. Veut-on la retenir ? Elle perd patience. L'inertie, et l'acceptance passive, ça suffit. Elle veut des réponses. Elle veut s'élancer et tout affronter. Dans un coin de sa tête, le tic-tac d'une horloge déverse ses minutes implacables et la rend fébrile.
Elle ne l'avait pas vu, mais soudain, il surgit à quelques mètres devant elle. Sorti de nulle part, l'homme est figé et la scrute d'un air ahuri. Il la détaille l'étudie comme si elle était une bête monstrueuse, et sûrement est-ce le cas. Il la terrifie à son tour, et ils s'entreregardent un instant. Au-dessus d'eux, le tonnerre perce le ciel, le fait vibrer. Derrière elle, la mer déchaîne toute sa colère, se fracasse sur un rivage dévasté.
Ces yeux verts. Soudain, ils parlent. Ils racontent une histoire ; la sienne. Elle s'y accroche, de toutes ses forces. Elle s'approche de l'homme, sans prendre attention à son crâne dégarni, sa petite stature, ses vêtements détrempés. Il n'y a que ses yeux, si verts, qui racontent. Dieu ce qu'ils racontent ! Ca lui fait mal. A lui. Elle le sent, mais elle ne peut arrêter. Si proche maintenant, elle pose ses mains sur les bras décharnés de l'autre, dont les dents claquent fort. Elle serre, de toutes ses forces, le serre comme un fruit dont on extrait le jus. Le poids des images qui inonde son esprit manque de l'anéantir. Un son vrille ses tympans, de plus en plus fort, jusqu'à devenir presque palpable. Ce son qui habille le décor, le drape d'une terreur sourde, c'est sa voix. C'est elle qui hurle à s'en déchirer les cordes vocales. Aussi incapable de s'arrêter qu'elle l'était de les utiliser auparavant, elle lâche l'homme pour se plaquer les mains sur la bouche. Il tombe sur le sable. Les vagues viennent grignoter ses jambes, soulève ses mains inertes. Ses yeux verts sont éteints, ses lèvres entrouvertes. Avant qu'il ne roule le visage dans une flaque, elle les fixent une dernière fois.
Il est mort.
Elle aussi, elle tombe, à genoux dans l'eau. Affolée, elle ne peut se détacher de l'homme qu'elle a reconnu. Il a été le premier à l'embrasser.
Etienne. Il s'appelait Etienne.
Tandis que le souvenir lui revient, un second plus profond jaillit à son tour.
- Je m'appelle Cristal, souffle-t-elle alors. Et c'est la première fois qu'elle entend vraiment le son de sa propre voix.
Un sentiment étrange la submerge. Elle sait qui elle est, et reviennent soudain sa conscience d'elle-même et de son corps. De son existence. Elle s'ancre aussitôt en elle, se récupère toute entière dans son nom. Elle se relève, dézippe sa veste rouge et se redressant de toute sa taille, elle fouille les cieux orageux.
- A nous deux maintenant ! s'exclame-t-elle avec défiance.
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HISTOIRE A SUIVRE !
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