Tout à coup, elle est avalée par une ombre intense. Elle tourne la tête dans un hoquet de panique ; le Corbeau l'a trouvée.
Mais c'est un cheval, haut et lourd, qui se braque devant elle. La découverte de l'animal, robuste et sombre, lui arrache un cri. Lui hennit, claque ses sabots sur les pavés, nerveux et agressif. Crystal saute maladroitement de côté pour l'éviter. En reculant, les jambes molles, elle trébuche et tombe durement.
- Hé ! Doucement ! Bijou !
Une voix de stentor retentit dans la rue.
- Tout doux, Bijou !
Le cheval stoppe, renâcle, incline la tête de gauche à droite violemment, avant de se calmer. Un vieil homme descend à toute vitesse de la calèche attelée. Des enfants y sont installés, qui regardent tout autour d'eux sans comprendre. D'abord le vieux cocher flatte l'encolure de l'animal, puis lui parle à voix basse, quelques secondes. Après ça, il réajuste son chapeau de feutre noir et se tourne vers Crystal. Un court instant, une grimace, une hésitation. Il remonte son pantalon de velours élimé, mal à l'aise. Sa bouche s'ouvre dans une longue inspiration. Puis il se décide et vient vers elle. Immobile, la jeune femme attend. Il ne devrait pas la voir et pourtant leurs yeux se rencontrent. A sa hauteur, il se penche et lui tend la main.
- Rien de cassé ? Demande-t-il d'une voix granuleuse.
Crystal remue les lèvres mais aucun son ne sort. Confuse, elle plisse le menton.
- Désolé pour la trouille. Bijou est une bonne jument, mais elle est encore impulsive parfois. Elle a son petit caractère, même quand on promène en ville. Vous êtes sûre que ça va ? Vous avez l'air secouée. Le vieux monsieur la scrute avec inquiétude. Elle arrive à bredouiller.
- N... non... Merc...i.
Ses mains pulsent et quand elle les ouvre devant elle, ses paumes sont écorchées.
- Ah minde ! Vous saignez !
Mais Crystal sourit. Oui, elle a mal. Elle saigne. Paradoxe étrange, c'est un fait qui la soulage, et l'ancre davantage dans la réalité. Et en plus, quelqu'un la voit et lui parle. Son air à la fois amusé et incrédule laisse le cocher perplexe. Il jauge ses passagers dans la calèche, qui l'ignorent joyeusement.
- Ecoutez, lache-t-il enfin. Je dois finir la balade. Montez avec moi, je vous déposerai devant une pharmacie, pour qu'on soigne vos mains.
Un temps d'arrêt à l'examiner rapidement.
- Je paierai les soins bien sûr.
Crystal acquiesce, avec un grand sourire naïf. Son estomac gronde alors.
- J'ai faim ! s'exclame-t-elle sur un ton d'excuse.
Le cocher reste silencieux, ses yeux allant de la calèche à Crystal et sa tenue crottée, misérable. Il opine du chef.
- Grimpez avec moi, on va s'occuper de tout ça.
Il lui adresse un geste du menton et pendant qu'elle saute les deux marches pour s'assoier sur le banc, l'homme siffle entre ses dents.
- Allez, Bijou ! On y va !
Un petit coup sur la longe, et Bijou repart, lentement. Ses sabots claquent et résonnent en rythme sur le pavé. Les gamins derrière applaudissent, ravis. Tout en discutant de plus belle, tous se sont serrés au fond, loin du cocher.
Et de Crystal.
Les cahots de la route secouent parfois la calèche. Crystal dodeline doucement de la tête, et très vite, elle se laisse aller à une légère torpeur. Les rires des enfants à l'arrière, le soleil qui perce derrière les immeubles, la bercent. Le vieux cocher donne de temps en temps des directives au cheval, lance quelques blagues qui font ricaner les passagers. Mais c'est sur le claquement des sabots de Bijou que Crystal reste concentrée. Parce que dès que son esprit se libère, il retourne à la maison, puis au navire Et les questions qui flottent autour la font frissonner. Et le Corbeau. Le souvenir de ses yeux sombres suffit à la glacer.
- Vous avez froid ?
La voix près d'elle la fait redescendre. Elle ouvre les yeux et acquiesce en silence.
- C'est vrai que le fond de l'air est frais. On a une belle arrière-saison, mais ça y est, l'automne s'installe pour de bon.
Le cocher annonce ça sur un ton enjoué. Crystal détourne le regard et étudie le nouveau décor qui défile autour d'elle.
Combien de temps a-t-elle somnolé ? La ville a laissé place à la forêt. Les arbres éparses forment maintenant un toit au-dessus de leur tête, comme un tunnel végétal derrière lequel apparaissent les façades de propriétés baignées de la lumière de fin de journée. A nouveau, les minutes, les heures ont défilé dans un sens qu'elle ne saisit pas. Elle perd le fil trop facilement, se sent perpétuellement perdue. Un coup d'oeil à l'arrière lui confirme que la calèche s'est vidée de ses passagers. Elle est seule avec le cocher. Et le cheval continue à marcher, imperturbable, sur un chemin de goudron grossier, bordé de clôtures. Ici, il règne un silence familier. Celui des lotissements, des habitations où tous se retrouvent en fin de journée, discutent, rient, préparent le dîner derrière les fenêtres closes. Un souvenir comme un éclair de couleurs, nostalgique, mais sans visages. Il pourrait aussi bien être une illusion, tant Crystal ne saisit pas son origine ni sa teneur. Fugace, le sentiment s'éteint et relance sa frustration. Elle expire fort, agacée. A côté d'elle, l'homme s'est mis à fredonner. Et le son de la mélodie crève le silence pour faire monter dans la lumière une mélancolie presque douloureuse.
- On est bientôt arrivés, finit-il par souffler.
A la sortie du virage, il engage la calèche sur une piste de terre.
- Vous feriez mieux de descendre et de me suivre à pieds si vous ne voulez pas être secouée comme un prunier.
Crystal s'exécute maladroitement. Sans un mot, ses yeux fouillent les bois qui s'étendent tout autour d'elle. Le ciel bleu se teinte de violet et d'orange, sous les branches, les zones d'ombre s'étirent, les oiseaux à cette heure ne chantent plus. Les rayons de lumière mouchètent le sol de terre et de broussailles. Comme si le reste du monde s'était retiré, Crystal observe le silence, triste et léger en même temps, intruse dans le décor, incapable de décider quoi faire. Suivre l'inconnu qui lui a apporté son aide ? Où pourrait-elle bien aller. Elle lève ses mains blessées devant elle, puis, prise d'un doute, frotte la terre du bout de son pied. Pas de sables mouvants à l'horizon. Mais elle est en proie au doute.
Le cheval a continué à avancer, et le cocher à siffloter. Aucun des deux ne s'est aperçu que Crystal est restée plantée au beau milieu du chemin. Le bruit de son estomac et la douleur du vide qui réclame la rappellent à l'ordre. D'abord manger, le reste viendra après.
Petit à petit se dessine la propriété. La distance entre les arbres s'étire, les espèces de chênes et de pins se dispersent jusqu'à laisser la place à des cyprès, des oliviers noueux et de gros mimosas. Une clôture en rondins trace la limite d'un jardin à l'herbe jaunie. Sous un poirier, une tente presque effondrée, un camion de pompier déteint. Un peu plus loin, une balançoire rouillée. La corde pend, piteuse, sans son assise.
Le chemin se divise en deux. A gauche, une maison émerge derrière deux platanes. Sans étage, tout en pierre, elle dégage un certain charme, sans être particulièrement jolie. Sur le bord de chaque fenêtre, des géraniums rouge et rose apportent un peu de vie. A droite, le cocher engage Bijou et sa calèche vers la grange. Elle est plus grande que la maison, de guingois. Le vieux descend et, marchant d'un pas raide, tire le grand battant coulissant. Il prend le temps de détacher le harnais pour libérer Bijou. D'un geste lent et mesuré, il saisit sa longe et guide le cheval dans la grange. Crystal attend sans oser s'approcher. Elle reste seule dehors, et pendant un temps, c'est comme s'il n'existait plus qu'elle. Et les poules, qui se promènent à leur guise un peu partout. Une chèvre, qu'elle n'avait pas remarquée, tente une approche timide, à travers le grillage de son enclos. La jeune femme et l'animal se toisent, et quand Crystal tend la main doucement vers elle, la chèvre renifle ses doigts. Une seconde, elle se fige avant de secouer énergiquement la tête. Elle recule, cabre les pattes avant et s'éloigne précipitamment. Crystal a retiré sa main et a reculé, le coeur battant.
Le ciel a changé de couleur, et la lumière baisse, rougeoyante.
- Demain, c'est Mistral !
La voix rocailleuse du cocher la fait sursauter. Il le remarque et lève les mains pour s'excuser; puis il pointe un doigt vers le haut.
- Quand le ciel est aussi rouge au coucher du soleil, on dit que le lendemain il y aura du mistral.
Elle hausse les sourcils.
- Du vent, explique-t-il. Du vent à décorner les cocus !
Et l'homme rit en la rejoignant.
- Bref ! Suivez-moi, on va casser la croutte !
Il lui a proposé une chaise en plastique blanc, sur la terrasse devant la maison. L'homme s'est engouffré à l'intérieur et le temps qu'il revienne, le crépuscule a emporté avec lui les dernières couleurs. Le soir a éteint tous les bruits et dans l'obscurité qui entourent la maison, la vie s'est mise en veille.
Le cocher s'appelle Paulo. Il le lui a dit juste avant d'aller chercher de quoi la soigner. Il lui a passé de la pommade, puis a collé des pansements, tout en lui expliquant qu'il vit là seul, depuis la mort de sa femme l'année dernière. Dans sa voix, Crystal a saisi combien la perte est douloureuse. Son coeur se serre en y pensant : existe-t-il quelque part quelqu'un dont le coeur se serre en pensant à elle ?
Son estomac gronde de nouveau et Crystal se plie en deux pour étouffer la douleur. Elle souffle lentement par la bouche avant de se redresser sur sa chaise. Ses yeux ne quittent plus la porte d'entrée ouverte sur le noir. Et si elle entre, pour chercher elle-même à manger ? Il est parti depuis longtemps. Mais peut-être pas autant qu'elle ne le croit. Le temps s'écoule comme de l'eau entre les doigts, tout lui échappe.
Mais Paulo émerge, alors que tout son corps se tend pour se lever. Il a un plateau dans les mains. Elle le fixe avec méfiance avant d'aviser une grande bouteille verte. Des gouttes de condensation coulent le long du verre. Rien que ça suffit à la calmer. Sa bouche, sèche jusque-là, s'ouvre avec envie.
Quand Paulo pose le plateau devant elle, la bouteille et les verres s'entrechoquent et teintent joyeusement. Les mains crispées sur les accoudoirs de la chaise, Crystal avise des cacahuètes dans un grand bol. Au milieu d'une assiette, un sandwich de belle taille, coupé en deux triangles parfaits. Crystal sent tous les muscles de sa mâchoire tressauter. Et tandis que son hôte verse l'eau dans le verre, elle louche presque sur les bulles de gaz qui grimpent en volutes et pétillent à la surface.
D'un geste sec et avide, elle s'en empare sans ciller et le porte à ses lèvres. Mais au moment de boire, elle suspend son geste. Au fond de son ventre, un éclair d'adrénaline la paralyse et le doute lui donne des vapeurs. Les frites, les oeufs, tout ce qu'elle a touché en ville a moisi sur-le-champ. Si l'eau croupit, elle en perdra la raison, c'est sûr.
- Quelque chose ne va pas ? s'inquiète Paulo, voyant la jeune femme figée en plein mouvement. Vous n'aimez pas le Perrier ?
De peur que le goût ne change avant qu'elle ne goutte, Crystal avale tout d'un coup, par grandes gorgées.
- Doucement, ça va vous ressortir par le nez !
Elle s'arrête net. Les bulles lui piquent le nez, les larmes lui montent aux yeux. Sur sa langue, qu'elle tourne plusieurs fois dans sa bouche, pas de goût particulier. Juste la sensation de picotements dans les narines. Elle tend le verre avec un sourire timide ?
- Encore ?
Il la resserre avec un ricanement amusé.
- Vous allez roter toute la soirée !
Crystal vide le verre d'une traite, met un doigt sur sa bouche quand elle manque d'avaler de travers. Son nez pétille presque, ça la fait rire. les lèvres entrouvertes, un rot lui échappe, qui la surprend elle-même. Gênée, elle glisse un oeil vers Paulo, qui éclate de rire.
- Mes enfants adoraient faire ça. Un véritable concours de rots. Ce n'est pas ce qu'il ya de plus chic, mais ça reste des gosses.
Il attrape un sandwich et le lui tend.
- Tenez, je vous ai préparé un petit casse-croûte. Je ne sais pas si vous êtes du genre végétarienne, mais dans l'état où vous êtes, un peu de jambon ne vous fera pas de mal. Et le fromage, c'est du bon, vous allez voir !
Ses dents déchirent le pain, croquent dans le jambon et le fromage. C'est une explosion de saveurs sous son crâne, qui iradient dans sa bouche. Une onde de chaleur redescend jusque dans ses jambes. Pour la première depuis son éveil, son estomac s'apaise. Ses yeux sont fermés si fort qu'elle voit des milliers de points multicolores. La barrière retient des larmes qui n'ont rien à voir avec les bulles du Perrier. Sa faim dévorante l'épuisait, manger lui apporte une chaleur qui la réconforte.
Les deux sandwiches avalés, elle s'empare des cacahuètes. Le tout rincé de gorgées d'eau pétillante.
HISTOIRE A SUIVRE !
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Pour lire l'histoire depuis le début :
EPISODE 3 : NAVIRE - NOEUD - CORBEAU
EPISODE 4 : ESPRIT - VENTILATEUR - MONTRE - PRESSION